Avertissement: Cet essai est une exploration philosophique et symbolique de la possession, de la légitimité, du rituel et de l’esthétique de la transgression. Tous les termes — y compris «crime idéal», «rituel de possession» et «justice narrative» — sont utilisés exclusivement dans un sens conceptuel et métaphorique. Le texte n’incite pas, ne justifie pas et ne promeut pas la violation de la loi, de la morale ou des normes sociales. Il ne contient aucun appel à l’action et ne doit pas être interprété comme une approbation de comportements criminels réels. Son seul objectif est d’examiner les structures symboliques par lesquelles les sociétés construisent la légitimité, la reconnaissance et le sens — notamment en rapport avec le pouvoir, le désir et la narration. L’essai appartient pleinement au domaine de la théorie critique et de la réflexion philosophique.
Pas le droit, mais le rituel
Synopsis
Thèse centrale
La possession obtenue par rituel est perçue comme plus légitime que la simple propriété légale. Le voleur qui accomplit un cambriolage «avec beauté» suscite la sympathie; le héros qui dérobe un trésor au méchant à travers des épreuves semble mériter sa récompense. Le rituel transforme le crime en acte symbolique qui crée un nouveau « droit » aux yeux des participants et spectateurs — non pas juridique, mais sacré.
Architecture de la possession rituelle
De l'Antiquité à la modernité
Avant les codes écrits, les hommes établissaient leurs droits par cérémonies. Chez les Germains, le nouveau propriétaire parcourait la terre avec une torche — après quoi la communauté reconnaissait la possession. L'Europe médiévale pratiquait la livery of seisin — le vendeur remettait à l'acheteur une motte de terre devant témoins. Le rituel de «la glèbe et la branche» tenait lieu d'acte notarié.
Même la violence dans le cadre rituel engendrait le droit: le vainqueur prend l'armure du vaincu, le pillard garde le butin si le raid fut béni par le prêtre. L'ordalie permettait au gagnant de prendre les biens du perdant — Dieu légitimait soi-disant l'issue.
Archétypes littéraires
Ali Baba prononce «Sésame, ouvre-toi!» — et le rituel magique « légitime » le vol aux yeux du lecteur. Robin des Bois vole les riches par le rituel de justice : «prend aux riches, donne aux pauvres» — et le brigandage devient acte noble. Le roi Arthur tire l'épée du rocher — l'épreuve rituelle prouve le droit au trône.
Le cinéma moderne esthétise le braquage: «Ocean's Eleven», «La Casa de Papel» transforment le crime en performance. Combinaisons rouges, masques de Dalí, hymne partisan — la mise en scène rituelle fait des voleurs les héros de millions de spectateurs.
Fondements philosophiques
Rousseau : Le premier propriétaire a simplement clôturé une terre et déclaré «Ceci est à moi!», trouvant des gens assez naïfs pour le croire. La possession a commencé par un rituel de tromperie.
Stirner: «Qui sait prendre et défendre la chose, à lui elle appartient». Le droit est fantôme vide, la réalité de la propriété réside dans l'énergie d'affirmation de soi.
Bataille: Le crime comme violation sacrée du tabou. La possession se sacralise si l'interdit fut transgressé pour elle.
Fromm: La propriété légale engendre la peur de perdre. Le criminel-esthète montre son mépris pour l'accumulation — plus libre que le bourgeois craignant pour son compte bancaire.
Le crime comme rite d'initiation
Mafia: La cérémonie avec du sang sur l'image sainte transforme le novice en made man. Après le rituel, il obéit non aux lois de l'État mais au code de l'Omertà.
Hackers: L'intrusion système comme «exploit» pour gagner réputation. Aux yeux de la communauté, c'est un rite d'initiation conférant le statut.
Gangs de rue: «Blood in — blood out». Le novice doit «verser le sang» pour prouver sa loyauté. Le meurtre «pour le gang» compte comme bravoure dans le microcosme.
Limites de la justification rituelle
Le rituel fonctionne dans les systèmes locaux mais n'est pas tout-puissant. Quand l'antihéros franchit la ligne — tue des innocents, trahit les siens — la confiance du spectateur s'effondre. «Breaking Bad»: au début le héros attirait par son but noble, mais il est allé trop loin.
L'histoire montre l'échec des tentatives de justifier l'atrocité par le rituel: les Thugs en Inde, les parades nazies. L'ampleur ou l'inhumanité évidente brisent le charme de la cérémonie.
Conclusion provocatrice
Nous croyons au rituel plus qu'à la loi par effet de justice narrative: si le héros a souffert et passé des épreuves, il mérite récompense. Le rituel procure satisfaction esthétique — le beau cambriolage captive comme de l'art.
«La propriété repose sur la croyance des gens, non sur le droit objectif. Le rituel crée de nouveaux droits aux yeux des participants — non juridiques, mais psychologiquement plus convaincants».
Question à méditer: Si le droit moderne a hérité du rituel sa théâtralité (robes de juges, serments, sceaux), tout le système juridique n'est-il pas simple cérémonie formalisée nous persuadant d'obéir? Et qu'est-ce qui agit plus puissamment sur l'homme — la lettre froide de la loi ou le rituel vivant de la transgression?
Dans les mythes, les légendes et même dans les nouvelles, on peut trouver des exemples où la transgression de la loi est perçue comme juste, à condition qu’elle soit accompagnée d’un rituel particulier ou de l’observance d’un code d’honneur. Le voleur qui commet son forfait avec élégance suscite la sympathie du spectateur. Le héros de conte qui dérobe un trésor à un terrible criminel n’apparaît pas comme un voleur, mais comme une sorte de juge équitable.
Un paradoxe surgit: la possession de quelque chose obtenu illégalement est soudain perçue comme méritée — non pas par le droit, mais par le rituel. Cette idée nous conduit à envisager une construction moralement et juridiquement hybride, où le crime se transforme en mise en scène, en acte symbolique, par lequel la possession acquiert un halo de légitimité.
Dans cette recherche, nous analyserons le phénomène de la possession rituelle — pourquoi les hommes croient davantage à la force du rite qu’à la lettre de la loi — et comment il se rattache à l’idée du crime idéal.
Sacralisation de la possession
Depuis les temps les plus anciens, le rituel a servi de moyen pour conférer aux gestes ordinaires une signification particulière, sacrée. Les anthropologues soulignent que par les rituels, la société transforme des événements contingents en symboles porteurs de sens. Lorsqu’il s’agit de possession, le rituel est capable de consacrer, pour ainsi dire, le droit à un objet ou à un statut. Ainsi, le couronnement royal n’est pas une simple fête, mais un acte rituel après lequel le conquérant devient «légitime» monarque, et sa violence, effacée. De même, un rite d’initiation peut métamorphoser un individu ordinaire en membre «reconnu» du groupe, doté de droits particuliers.
Émile Durkheim et ses successeurs ont insisté sur le fait que les rituels collectifs renforcent les liens sociaux et la foi dans l’ordre commun des choses. La transgression de certains interdits, lorsqu’elle est contenue dans un rituel codifié, peut même donner au groupe le sentiment d’accomplir une mission exceptionnelle. Ainsi, selon Georges Bataille, tout acte véritablement souverain est toujours lié à la violation d’un interdit: «la souveraineté exige que nous nous placions au-dessus de l’essence de la loi… et dès lors, la communication authentique n’est possible qu’à une condition — recourir au Mal, c’est-à-dire à la transgression de la loi».
Le rituel qui enfreint la loi confirme paradoxalement la puissance suprême de celle-ci: c’est en la transgressant que le groupe éprouve la sacralité de son acte. En conséquence, la possession obtenue par le rituel acquiert aux yeux des participants non pas une justification juridique, mais une légitimation sacrée. La possession issue du rituel est perçue comme méritée, «juste». Qu’un individu ait subi une épreuve ou accompli un rituel particulier — qu’il s’agisse d’un rite ancien ou d’une initiation moderne — la communauté sera plus encline à lui reconnaître le droit au trophée ou au statut.
Dans les tribus primitives, on pratiquait largement des rites d’initiation et des actes symboliques de transmission de valeurs: par exemple, l’offrande cérémonielle d’une arme signifiait le transfert du leadership, et le partage du sang scellait une alliance ainsi qu’une possession commune de secrets ou de terres. Ces rituels remplaçaient les contrats écrits. Ils constituaient un théâtre où se jouait la reconnaissance: après le rite, tous savaient — cela lui appartient (ou leur appartient), et il est inutile de contester.
Formes anciennes et médiévales de propriété
Avant l’apparition des codes juridiques écrits, les hommes affirmaient leurs droits de possession par des coutumes et des rituels. Les sociétés préromaines et tribales n’avaient pas de notaires, mais elles disposaient de rituels de possession. Ainsi, chez les Celtes et les Germains, le nouveau maître d’une terre en parcourait les limites avec une torche ou traçait le périmètre avec une charrue — après un tel rite, la communauté le reconnaissait comme propriétaire.
Dans l’Europe médiévale existait une cérémonie singulière appelée livery of seisin — «remise en possession». Pour transmettre une terre, une signature sur parchemin ne suffisait pas; il fallait accomplir un acte symbolique: en présence de témoins, le vendeur et l’acheteur se rendaient sur le terrain, et le vendeur remettait à l’acheteur une motte de terre ou une branche, en prononçant les mots de la transmission. Ce rituel du «gazon et de la branche» valait acte en soi, et après lui la communauté considérait la transaction comme effective. Tant que tu n’avais pas levé cette motte de terre, la terre n’était pas à toi. Mais dès que tu la soulevais devant tous — alors oui, c’était tien, et personne ne pouvait le contester.
Dans de nombreuses cultures anciennes, on retrouve un motif semblable: le droit sur une chose revient à celui qui a accompli le rituel approprié. Le droit antérieur à Rome découlait de fait de la coutume: ainsi, dans les sociétés claniques et tribales, la propriété était souvent confirmée non par un titre écrit, mais par une possession continue et par des rituels périodiques (sacrifices aux esprits de la terre, fêtes des récoltes, etc.), qui manifestaient le lien du propriétaire avec l’objet ou la terre.
Même le crime pouvait devenir une forme d’établissement du droit: le vainqueur emportait les armes du vaincu — ce qui, selon nos critères actuels, serait du pillage, mais qui, dans l’Antiquité, était considéré comme la propriété légitime du héros. «Tous les droits du vaincu passent au vainqueur» — ce principe imprègne l’épopée et l’histoire. Pillage, guerre, duel: la violence, lorsqu’elle est encadrée par le rituel, était perçue comme une source de nouveaux droits.
Ainsi, à l’époque du haut Moyen Âge, on pratiquait le raid comme mode semi-légitime d’enrichissement: s’il était accompli selon toutes les règles (annoncé officiellement, béni par un prêtre ou un clerc), le butin du raideur était tenu pour mérité. De même, le rite de l’ordeal (jugement par combat ou épreuve du feu) permettait au vainqueur d’un duel de sortir non seulement innocent, mais encore propriétaire des biens du perdant — Dieu, par son signe, légitimait l’issue, du moins le croyaient-ils. Ainsi, le rituel se substituait au droit.
Il est intéressant de constater que le droit a par la suite repris de nombreux éléments du rituel. Nous disons encore aujourd’hui «conclure une affaire» — comme s’il s’agissait d’un rite. Les procédures juridiques sont imprégnées de symbolisme: le juge en robe, le serment solennel, les sceaux et les signatures comme équivalents des «mottes de terre» d’autrefois. Selon plusieurs chercheurs, la loi fonctionne pour moitié comme un théâtre: elle s’appuie sur des symboles qui produisent chez les individus un sentiment d’ordre et de justice. Mais à la différence du rituel tribal vivant, la loi est un phénomène formel et impersonnel. C’est pourquoi, au fond de nous, il nous arrive d’être davantage convaincus par un rituel éclatant, fût-il illégal, que par la froide lettre du droit.
Littérature et mythes
Le rituel de possession est depuis longtemps devenu un thème des mythes et des récits d’aventures. Les héros y obtiennent souvent des trésors et du pouvoir non pas par la loi, mais par le droit de l’exploit ou de la ruse — autrement dit, à travers un rituel singulier. Prenons le conte d’Ali Baba. Le simple Ali Baba n’avait aucun droit légal sur les trésors des quarante voleurs cachés dans la caverne. Pourtant, il apprend les mots sacrés «Sésame, ouvre-toi!» — et ce savoir magique devient sa clé rituelle vers la richesse. En prononçant le mot de passe correct, le héros semble réussir une épreuve de dignité. Dans le contexte du conte, nous sommes du côté d’Ali Baba: il a rempli la condition (écouté, retenu, répété), et la récompense paraît méritée. Formellement pourtant, c’est un vol à l’état pur, accompagné d’une effraction (magique). Mais qui donc condamnerait Ali Baba? Le rituel (ici magique) «légalise» son succès aux yeux des auditeurs.
Un autre exemple — le trésor et les chercheurs de trésor. Dans le roman classique de R. L. Stevenson, L’Île au trésor, le jeune Jim Hawkins et ses compagnons partent à la recherche de l’or enterré par les pirates. Juridiquement, le trésor appartiendrait aux héritiers du capitaine Flint (bien que lui-même l’ait acquis par le pillage). Mais dans la logique de l’aventure, le trésor revient à ceux qui ont affronté les dangers, déchiffré la carte, combattu les pirates — autrement dit, accompli une sorte de rituel héroïque de quête. On peut dire que Jim a été initié par l’île et par la bataille; c’est donc lui et son équipe de survivants qui, à la fin, obtiennent le droit de prendre l’or. Quant au pirate John Silver, bien qu’il soit un scélérat, il nous séduit justement parce qu’il agit selon le code des pirates — il enfreint les lois, certes, mais reste fidèle à son rituel. En littérature, un tel code du voleur honnête importe souvent davantage que la morale formelle.
L’archétype du voleur noble s’étend de Robin des Bois jusqu’aux antihéros modernes du cinéma. Robin des Bois dépouille les riches — un crime manifeste — mais il est honoré comme un héros, parce qu’il respecte le rituel de la justice: «prendre aux riches pour donner aux pauvres». Ce rite moral (non écrit nulle part, mais compris de tous) transforme le brigandage en acte de justice suprême. Dans la caverne d’Ali Baba, on prononçait le mot «Sésame»; dans la forêt de Sherwood, c’est une formule tacite qui résonne: «pour la justice!» — et voilà que le vol devient une entreprise digne.
Dans les romans chevaleresques, les héros obtiennent eux aussi souvent le droit à la récompense ou au pouvoir par des épreuves. Le roi Arthur tire l’épée de la pierre — et par ce rituel magique prouve son droit au trône. En quoi est-il supérieur aux autres prétendants? En ce qu’il a réussi l’épreuve rituelle: il est donc «digne». Le chevalier qui terrasse le dragon s’empare du trésor du monstre — et le public exulte, car l’exploit a consacré ce butin. Même lorsqu’un chevalier sauve une princesse, il conquiert en quelque sorte le droit à sa main — encore une fois par le rituel du courage.
Au XXe siècle sont apparus de nombreux antihéros du cinéma, dont les crimes sont devenus romantiques grâce aux rituels du style et du charisme. Souvenons-nous du héros d’Alain Delon dans La Piscine ou de l’équipe de braqueurs dans Ocean’s Eleven. Ils transgressent la loi, mais le font avec une telle élégance, selon leurs propres règles, que nous les admirons davantage que nous ne les condamnons. Le spectateur se délecte du rituel minutieusement orchestré du cambriolage: masques, lasers, ingéniosité, esprit d’équipe — tout cela transforme le crime banal en une forme d’art.
C’est là l’esthétique du braquage: lorsque le crime se présente comme un spectacle. Exemple — la série La Casa de Papel: un groupe d’aventuriers prend d’assaut la Monnaie nationale. Selon la loi, il s’agit de terrorisme et de vol, un crime pur et simple. Mais ils revêtent des combinaisons rouges symboliques, des masques de Salvador Dalí, font de Bella Ciao leur hymne partisan — ils transforment le crime en performance, en défi lancé au système. Des millions de spectateurs à travers le monde, y compris des citoyens respectueux des lois, sympathisent non pas avec la police, mais avec les criminels, parce que ceux-ci ont accompli leur rituel — et gagné à nos yeux le droit à l’argent et à la fuite.
La littérature et la pop-culture abondent en exemples de ce genre. Du capitaine Jack Sparrow — pirate qui enfreint toutes les lois mais qui honore le Code des pirates, et pour cela adoré — jusqu’aux hackers modernes du cinéma, agissant hors la loi mais selon leurs propres règles éthiques. Ces récits reflètent notre déplacement psychologique: nous reconnaissons au héros le droit de posséder le trophée s’il a traversé le drame rituel, prouvé sa dignité. L’essentiel, c’est la mise en scène, digne d’une légende.
Foi dans le héros rituel
Pourquoi donc nous, spectateurs et lecteurs, croyons-nous davantage au rituel qu’à la loi lorsque nous jugeons les actes des héros? Ici entrent en jeu des mécanismes psychologiques profonds. Premièrement, l’effet de justice narrative: dans un bon récit, le monde apparaît ordonné non pas juridiquement, mais moralement. Si le héros a souffert, risqué, traversé une initiation, nous voulons qu’il reçoive sa récompense — même si, devant le tribunal terrestre, il demeure un voleur. C’est proche du sentiment ancien du karma ou du jugement divin: les épreuves rituelles nous montrent en quelque sorte que le héros l’a mérité.
Deuxièmement, le rituel procure une satisfaction esthétique. Un plan de braquage élégant ou une vengeance raffinée nous captivent comme une œuvre d’art. Et l’art, comme on le sait, s’élève au-dessus de la morale banale. Tant que nous suivons l’histoire, nous sommes du côté de l’artiste-criminel, parce que nous séduit le style de son rituel. Le spectateur suspend provisoirement ses jugements éthiques (les psychologues parlent de suspension of disbelief): nous nous immergeons dans la convention du rituel et en acceptons les règles. Comme à la corrida: les spectateurs ne désirent pas le meurtre, mais la danse dangereuse et sublime du torero avec le taureau.
Il y a aussi un troisième aspect — l’identification à l’antihéros. Le spectateur moderne est lassé des héros positifs et impeccables; un personnage avec ses faiblesses, qui enfreint les règles (un peu, dans le cadre du «jeu»), est bien plus captivant. Les antihéros séduisent souvent précisément parce qu’ils possèdent leur propre morale et leurs rituels, qui nous sont compréhensibles: ils vengent leurs proches, dépouillent les riches, rétablissent la justice là où la loi est impuissante. Nous nous attachons à leur code personnel plutôt qu’à une loi étatique abstraite. Cela ressemble à un jeu d’enfants, où il y a «nos» règles contre «leurs» règles. Et bien sûr, nous prenons parti pour les nôtres.
Enfin, un rôle essentiel est joué par l’effet du spectateur-participant au rite. Un crime bien mis en scène est montré comme si nous faisions nous-mêmes partie du complot. On nous révèle le plan du braquage, on nous confie les secrets — nous sommes comme intégrés dans le cercle rituel. Et dès lors que nous devenons complices de l’histoire, nous jugeons les héros avec partialité: «les nôtres» ont accompli le rite, donc ils ont mérité leur succès. Nous devenons cette ancienne tribu qui reconnaît le nouveau chef parce qu’il a correctement mené la cérémonie.
Philosophes sur la possession
L’idée que le droit de propriété repose sur la croyance des hommes plutôt que sur une loi objective a été formulée depuis longtemps par les philosophes. Jean-Jacques Rousseau remarquait avec ironie que le premier propriétaire ne fut pas l’homme le plus vertueux, mais le plus rusé. Dans son Discours sur l’inégalité, il écrivait: «Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: “Ceci est à moi” et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile».
Rousseau montre que la possession a commencé par un rituel de tromperie: planter des piquets, prononcer une formule solennelle, convaincre la tribu de son importance. Il n’existait aucun droit objectif — il y avait une suggestion, un rituel accepté par les autres. En somme, le fondement de la propriété fut la foi de l’entourage dans une mise en scène. Rousseau remarque même que bien des guerres et des crimes auraient pu être évités si quelqu’un avait arraché ces premiers pieux et crié aux autres: «Gardez-vous de croire à cet imposteur!». Mais les hommes y ont cru — et de cette tromperie est née la civilisation.
Un siècle après Rousseau, le maximaliste Max Stirner poussa cette idée jusqu’à l’extrême. Il niait l’idée même d’un «droit» abstrait à la propriété et affirmait à la place le principe de la force de l’individu. Stirner écrivait sans détour: «Celui qui sait prendre une chose et la défendre, à lui elle appartient». La propriété, selon lui, n’est pas une notion morale ou juridique, mais simplement le prolongement de la volonté et de la puissance personnelles. Le mien, c’est ce que je suis capable de rendre mien. Tant que je puis le maintenir, cela m’appartient; si on me l’arrache, eh bien, ce n’est déjà plus à moi.
Pour Stirner, le droit n’est qu’un spectre vide destiné à envoûter les faibles; la réalité de la propriété réside dans l’énergie et l’auto-affirmation de l’individu. C’est bien sûr une position extrême, mais elle met à nu l’essentiel: la foi dans le droit est remplacée par le rituel de la force. Si je suis assez fort (physiquement, intellectuellement, organisationnellement) pour prendre quelque chose, proclamer «c’est à moi» et convaincre les autres — alors les cartes sont dans ma main. On voit ici que Stirner rejette loi et morale, ne laissant que le fait brut de la possession, soutenu par le rituel de la confiance en soi. Non pas un droit, mais une place conquise. En ce sens, tout rituel éclatant d’acquisition — du trophée militaire au projet artistique provocateur — vaut pour un stirnérien plus que des bibliothèques entières de lois.
Georges Bataille considérait la possession et le crime à travers le prisme du sacré et de l’interdit. Il écrivait que le sacrifice est un acte à la fois criminel et sacré. Le meurtre de la victime transgresse formellement une loi fondamentale («tu ne tueras point»), mais c’est précisément cette transgression qui crée le sacré. Transposons cette idée à la propriété: posséder quelque chose peut devenir «sacré» si, pour cela, un tabou a été franchi. Dans ses travaux sur la transgression, Bataille affirmait que le dépassement de l’interdit procure à l’homme le sentiment de sortir de l’ordinaire, de toucher à une réalité supérieure.
Le crime devenu rituel — qu’il s’agisse de la vengeance de sang, de la terreur révolutionnaire ou d’une action artistique provocatrice — instaure en quelque sorte un nouveau système de valeurs, où l’objet acquis par ce biais se sacralise. Rappelons, par exemple, les légendes des gangsters de l’époque de la Prohibition: pour le peuple, un verre de whisky bu dans un bar clandestin avait le goût du fruit défendu — et le gangster qui l’apportait, tel Rocky, acquérait une aura de romantisme. Bataille parlait du pouvoir de l’acte excessif — fête, dépense, destruction — sur la conscience.
Appliqué à notre sujet, cela signifie que la possession obtenue par un geste excessif possède une séduction particulière. Le crime idéal est esthétique précisément parce qu’il dépasse l’ordre mercantile du quotidien. C’est presque comme un sacrifice sacré — un beau geste pour l’idée, et non pour l’avidité (même si, en réalité, l’avidité s’y joint). Ainsi, Bataille aide à comprendre la psychologie de la possession comme mise en scène: la transgression et le rite créent un nouveau «droit» aux yeux des participants au rituel.
Fromm écrivait que l’homme qui se définit par ce qu’il possède vit inévitablement dans la peur. Sa célèbre formule: «Si je suis ce que j’ai, et si je perds ce que j’ai, qui suis-je alors? Rien d’autre qu’un homme abattu, vidé…». Cette idée est essentielle pour notre thème: il apparaît que la possession légale des biens matériels ne procure pas une véritable assurance, mais engendre seulement l’angoisse de les perdre. Les hommes redoutent les voleurs, les catastrophes, les changements — tout ce qui pourrait leur arracher leurs biens. Il en résulte que le droit juridique de propriété est une chose fragile; il suffit que les circonstances se modifient, et ton appui s’effondre. D’où, peut-être, la secrète envie du citoyen ordinaire envers le voleur-aventurier, qui franchit avec désinvolture cette zone de peur. Comme s’il disait: ce ne sont pas les choses qui me possèdent, c’est moi qui les possède — je prends si je veux, je jette si je veux.
Fromm soulignait que la culture de consommation a transformé la possession en une fin en soi et en un piège: l’homme obsédé par ses biens devient l’esclave de ses propres objets. Le criminel esthète, au contraire, manifeste souvent un mépris pour l’accumulation ennuyeuse: il risque tout pour le jeu de l’audace. Paradoxalement, le spectateur peut sentir que le braqueur, accomplissant un rituel élégant, est intérieurement plus libre que le bourgeois respectueux des lois, tremblant pour son compte bancaire. Fromm, bien entendu, n’aurait pas approuvé l’éloge des criminels, mais son analyse éclaire pourquoi la romance de «vivre en jouant avec la loi» nous séduit tant: c’est l’opposition de l’être vivant à la propriété morte. Le crime, mis en scène comme jeu ou défi, résonne avec notre désir inconscient d’être, et non d’avoir.
Le crime comme rituel
Considérons des pratiques réelles où le crime est transformé en rituel, et le rituel en instrument de légitimation au sein du groupe. L’exemple classique — la mafia Cosa Nostra. Pour devenir membre à part entière de la mafia (appelé made man), le novice doit passer par une cérémonie d’initiation. Cette cérémonie est remplie de gestes symboliques: on lui pique le doigt, son sang coule sur une image sainte que l’on brûle ensuite, et il prononce un serment de fidélité à la famille. L’organisation criminelle crée ainsi son propre droit par le rituel — après celui-ci, l’homme est comme «né de nouveau» pour le monde du crime, lié par le sang et par un serment sacré.
À partir de ce moment, il n’obéit plus aux lois de l’État, mais au code de l’Omertà. Le violer est le plus grand péché; l’observer, une question d’honneur. Ainsi, la mafia vit selon un code rituel, où les meurtres, les extorsions et autres crimes sont considérés, à l’intérieur du groupe, non comme des méfaits, mais comme l’accomplissement d’un devoir envers la famille. Bien entendu, pour le monde extérieur une telle «éthique» est monstrueuse, mais pour les initiés, le rite a remplacé la loi. Le crime est devenu routine, et plus encore — un artisanat sacré, avec ses patrons (les saints protecteurs de la mafia), ses symboles religieux. On peut dire que la mafia représente le cas extrême d’une communauté qui a proclamé son rituel supérieur au droit commun.
Un autre phénomène contemporain — les communautés de hackers et d’internautes, où l’on retrouve également des éléments rituels. Dans la culture hacker des débuts (années 1970–90), il n’y avait pas d’initiation formelle, mais une tradition consistait à mériter sa réputation. Pirater un système protégé, créer un virus élégant ou découvrir une faille — cela était perçu comme une sorte d’«exploit». Si tu t’étais fait remarquer, tu commençais à être respecté dans le milieu. Les anciens pouvaient même accorder une reconnaissance tacite au nouveau venu, s’il avait fait ses preuves — une sorte d’adoubement chevaleresque, mais dans un chat ou sur un forum. Bien sûr, du point de vue de la loi, le hacking est un crime. Mais aux yeux de la communauté, c’est un rite d’initiation, après lequel l’individu obtient un statut.
Dans le film bien connu Hackers (1995), il y a une scène où le héros, encore adolescent, pirate une station de télévision — acte illégal, mais qui impressionne ses pairs et lui vaut d’être accepté comme l’un des leurs. Et dans le monde réel, on a vu des cas similaires: de jeunes cyber-pirates ont été recrutés dans des groupes d’élite après leurs coups d’éclat. Ainsi, l’éthique hacker — «l’information doit être libre», «nous brisons les systèmes mais sans nuire aux personnes» — fonctionne comme un code. Celui qui s’y conforme et démontre ses compétences est reconnu comme un participant légitime. C’est, bien sûr, une romantisation dangereuse, mais elle existe bel et bien.
Un autre exemple — les gangs de rue et groupes criminels, moins sophistiqués que la mafia mais dotés de leurs propres coutumes. Dans beaucoup de gangs existe l’idée d’une initiation par le crime: le novice doit, par exemple, «faire couler le sang» (agresser un étranger ou commettre un braquage) pour prouver sa loyauté et son courage. Une fois cet acte accompli, il traverse en quelque sorte un rite de purification par le crime — et devient membre de la «famille». Il existe même un sombre adage: «blood in – blood out» (tu entres par le sang, tu sors par le sang), qui signifie que l’entrée exige un sang criminel, et que l’on ne peut quitter la bande qu’«les pieds devant».
Rite terrible, mais révélateur. Il fonctionne parce que la psychologie du groupe inverse la signification de l’acte: un meurtre «au nom du gang» n’est pas considéré comme un forfait, mais comme une bravoure à l’intérieur de ce microcosme. Autrement dit, le rituel renverse complètement la morale pour ses participants. Et un tel individu n’est plus soumis à la loi morale ordinaire — il vit selon le code rituel (sanguin) de la bande.
Dans la pop-culture contemporaine existe la notion d’«esthétique du crime». Par exemple, l’image de «l’antihéros rebelle», pour qui la transgression de la loi fait partie d’un style de vie (romans noirs, héros de comics comme Deadpool, etc.), gagne en popularité. On assiste à une véritable esthétisation des rituels du monde criminel: tatouages comme signes d’initiation, jargon comme langue secrète, braquages comme jeux intellectuels. Tout cela confère aux crimes un halo de quelque chose de plus grand que le simple profit — une manière de vivre, une philosophie. Bien sûr, la romance du crime est dangereuse, car la réalité est faite de douleur et de saleté, non de beauté. Mais le fait demeure: les hommes tendent à parer de rituels même les aspects les plus sombres de la vie.
Les limites du rituel
Un rituel peut-il tout justifier? À quel moment, fascinés par le rituel, sommes-nous prêts à pardonner au héros n’importe quel mal? Et quand disons-nous: stop, aucun code de pirates ne saurait excuser la cruauté? Il convient ici de rappeler des exemples où le rituel ne sauve plus, à nos yeux, le méchant. Si l’antihéros franchit une certaine ligne — tuer des innocents, trahir les siens, exercer une cruauté injustifiée — la confiance du spectateur s’effondre. Prenons la série Breaking Bad: le héros trafiquant attirait d’abord le public par son but noble (assurer l’avenir de sa famille) et par son propre code. Mais à la fin, lorsqu’il va trop loin, beaucoup de spectateurs se détournent de lui. Le rituel de l’antihéros ne fonctionne plus s’il n’a conservé pour lui-même ne serait-ce qu’un tabou moral minimal.
L’histoire connaît des cas où les tentatives de justifier l’horreur par le rituel ont échoué. Les Thugs en Inde pratiquaient des meurtres rituels au nom de la déesse Kali. Ce culte a duré des siècles, mais il fut finalement éradiqué — la société (et les autorités coloniales) estima que nulle tradition religieuse ne pouvait légitimer le massacre de voyageurs innocents.
Autre exemple — l’Allemagne nazie: les nazis ont eux aussi tenté de draper leurs crimes de rituels (parades, symbolique, serments). Pendant un temps, ces pseudo-cérémonies religieuses persuadèrent les masses que quelque chose de «juste» s’accomplissait. Mais la réalité fit irruption, et le tribunal de l’histoire mondiale déclara sans ambiguïté: non, le rituel ne saurait justifier un génocide. Autrement dit, l’ampleur ou l’évidente inhumanité du crime brisent l’enchantement du rite. Peu importe combien de torches on brandit en procession, un massacre de masse ne devient pas une mission sacrée — du moins aux yeux de l’humanité passée un certain seuil.
Ainsi, le rituel est efficace pour légitimer dans un système local de coordonnées ou pour des transgressions modérées, mais il n’est pas tout-puissant. Quand le rituel cherche à devenir un nouveau code universel, il remplace l’ancien (comme une religion peut en supplanter une autre, ou une révolution l’ancien régime), ou bien il s’effondre. L’exemple des révolutions le montre: tant que les révolutionnaires ne sont qu’un petit groupe, leur élan paraît romantique (ils sont les héros de leur rite de liberté). Mais lorsqu’ils l’emportent et instaurent leur pouvoir, le rite d’hier devient la nouvelle loi — et perd donc sa part de romantisme. Les anciens héros romantiques risquent de se transformer en dogmatiques ou en tyrans. Le rituel vit intensément, mais brièvement — soit il s’institutionnalise, soit il se consume.
Dans les sociétés contemporaines, nous observons un dualisme intéressant: d’un côté, le droit reconnaît peu à peu certaines pratiques autrefois rituelles (par exemple, le duel est interdit, mais le combat sportif réglementé est admis; autrefois le mariage religieux primait, aujourd’hui c’est le contrat civil), et de l’autre côté subsiste une zone de règles informelles (éthique des affaires, «codes» du milieu criminel, mèmes Internet comme rituels de la culture en ligne). La société oscille sans cesse: où laisser place au rituel, et où insister fermement sur la loi.
Le rituel agit dans l’espace des symboles et des conventions: il faut que nous acceptions au moins partiellement de jouer selon ses règles. Sinon, il n’est pour nous qu’une cérémonie vide, une imposture. C’est pourquoi même les inventeurs les plus audacieux de crimes idéaux évitent de trop en faire. L’antihéros a d’ordinaire des principes: «je ne touche pas aux enfants», «je ne tue pas sans nécessité», «je ne vole que les corporations». Cela donne au public un point d’accord — voici les limites admises dans son rituel, et nous pouvons donc le considérer comme éthique dans son propre système. Mais lorsqu’il n’y a plus de limites, c’est la nuit qui s’installe, et le rituel se change simplement en justification du mal.