La manœuvre au lieu de l’être
Avertissement: Cet essai est une exploration philosophique de l’ontologie, de la stratégie et de l’architecture invisible de la subjectivité. Tous les termes — y compris «infra-ontologie», «infrahumain», «ingénierie de la disparition» et «crime idéal» — sont utilisés uniquement dans un sens conceptuel et métaphorique. Le texte ne prône, ne promeut ni n’approuve aucune forme de transgression légale, morale ou sociale. Il ne contient aucun appel à l’action et ne doit pas être interprété comme un manifeste, un programme ou une instruction. Son objectif est d’examiner comment l’invisibilité, l’absence et la non-reconnaissance peuvent fonctionner comme des éléments structurels dans la construction de l’agir et de la pensée. L’ensemble de l’essai relève du domaine de la philosophie spéculative et de la théorie critique, et se présente exclusivement comme une intervention théorique au sein du discours sur le pouvoir, l’identité et la reconnaissance.
Infra-ontologie: La manœuvre au lieu de l'être
Synopsis
Thèse centrale
Après la «mort du sujet» dans l'époque post-métaphysique, l'infra-ontologie propose un tournant radical: non pas le retour vers une essence immuable, mais le passage à la pensée stratégique — la manœuvre au lieu de l'être. Il ne s'agit plus de savoir ce qui existe, mais comment agir en demeurant invisible aux systèmes de reconnaissance. Le sujet n'est plus porteur d'une âme éternelle mais programme qu'on peut réécrire. La question «qui suis-je?» cède place à « quelle stratégie puis-je réaliser en restant méconnu?»
Architecture de l'invisibilité
De l'essence à l'algorithme
L'ontologie classique, d'Aristote à Heidegger, cherchait l'essence stable. Les post-structuralistes ont proclamé la mort du sujet — l'homme devenu «visage dessiné sur le sable au bord de la mer» (Foucault). L'infra-ontologie va plus loin : le sujet se déconstruit jusqu'au niveau d'algorithme comportemental. Son «être» se réduit à «reconfigurer».
L'infrasujet ne demande pas «mon acte est-il juste?» — il demande «ai-je réussi à rester dans l'ombre?» Son être devient fonction de stratégie, non reflet d'essence.
Logique du contournement contre logique de reconnaissance
Ulysse s'est nommé «Personne» pour que le Cyclope ne puisse l'identifier — image classique de la logique d'évitement. L'infrahumain ne demande rien, ne prouve rien, ne se nomme pas — il agit. Là où le sujet ordinaire déclarerait ses droits, l'infrahumain reste inaperçu et réalise son intention secrète.
«Être invisible, c'est être invulnérable».
Critique de la plainte
La plainte est le dernier fil reliant le sujet à l'ordre moral. Toujours appel à l'Autre, acte de foi que «justice sera rendue aux offensés». L'infrahumain ne peut se plaindre — il n'a pas de destinataire. Il ne se retournera pas à l'interpellation «Hé, vous!» (Althusser) — n'entrera pas dans le champ où on le fixerait comme assujetti.
Le crime idéal
Le crime idéal est l'acte qu'on ne peut classifier comme crime. C'est l'assassinat de la catégorie même de crime dans cet épisode. L'infrahumain pirate le système pour qu'il considère l'événement comme normal ; il extrait la valeur sans que la victime réalise la perte.
L'éthique ordinaire connaît des rôles clairs : criminel, victime, juge. L'infra-ontologie les élimine: le criminel est anonyme, la victime peut ignorer qu'elle a souffert, le juge n'a rien à examiner.
«Le crime idéal est miroir où la morale ne voit pas son propre reflet».
Confrontation avec d'autres pensées
Nietzsche: Volonté de puissance contre stratégie sans volonté. L'infrasujet n'agit pas par passion mais froidement, stratégiquement.
Foucault: Disparition de l'homme comme processus historique contre ingénierie de sa propre disparition comme projet personnel.
Stirner: L'Unique proclame bruyamment son Moi contre l'infrahumain qui veut être invisiblement libre.
Deleuze: Corps sans organes contre éthique sans conscience — suppression de l'«organe» conscience qui bloque les possibilités d'action.
L'infra-anthropologie comme discipline nouvelle
Un complexe de disciplines émerge:
- Infrapsychologie — étude de la conscience sans conscience morale
- Infra-éthique — système de valeurs sans axes du bien et du mal
- Infracriminologie — recherche sur les actes hors catégories juridiques
- Infra-anthropologie — discipline de l'Homo Transgressivus
Fonction diagnostique
L'infra-ontologie n'est pas romantisation de l'amoralité mais expérience philosophique révélant les limites de nos systèmes moraux et de contrôle. Elle montre où la morale cesse de «voir» le transgresseur, combien le pouvoir dépend de l'enregistrement des sujets, ce qui échappe au langage quand personne ne peut dire «je».
Conclusion provocatrice
L'infrahumain n'est pas modèle à suivre mais papier de tournesol révélant le caché. Dans un monde de décisions algorithmiques sans responsables, cyberattaques sans criminels, pouvoir sans visage, l'infra-ontologie fournit le langage des questions inconfortables.
«La liberté invisible reste liberté».
Question à méditer: Si dans l'ère du contrôle total la victoire n'appartient pas à qui défonce le mur par force, mais à qui le traverse silencieusement — l'infra-ontologie n'est-elle pas instrument nécessaire pour comprendre un futur où le fantôme devient quotidien?
L’ontologie, comme doctrine de l’étant, a parcouru un long chemin d’Aristote à Heidegger. La tradition classique, héritée de la philosophie grecque, cherchait l’essence permanente des choses: Aristote définissait la «première philosophie» comme la science de l’étant en tant que tel, de la nature stable de l’être. La scolastique médiévale compléta ce tableau par la théologie — l’essence de tout était déclarée être Dieu, et le monde recevait son sens à travers des essences éternelles venues d’en haut. La modernité compliqua la question: Descartes plaça au centre le sujet («je pense, donc je suis»), Kant limita la métaphysique aux catégories de la raison humaine. Heidegger, au XXe siècle, proclama une «ontologie fondamentale», tentant de ramener la question du sens de l’être (Sein) au rang de thème principal de la philosophie. Il semblait que, en élucidant l’essence de l’existant, l’homme retrouverait un point d’appui solide.
Mais parallèlement, une autre tradition — la philosophie analytique — commença elle aussi à éroder la notion d’un sujet unifié. En termes simples, la personne se fragmentait en fonctions: ainsi Derek Parfit démontra de manière convaincante que notre «moi» n’est pas une substance continue, mais seulement une chaîne d’états psychiques (Reasons and Persons, 1984), tandis que Daniel Dennett qualifia l’ego de «centre de narration» — une illusion utile produite par le cerveau. Le sujet perdait sa cohésion mystique pour devenir un agrégat de processus.
Cependant, à la fin du XXe siècle, l’idée même d’une essence stable et d’un sujet solide s’est ébranlée jusque dans la pensée continentale. S’est ouverte l’ère de la pensée post-métaphysique (terme de Jürgen Habermas), où l’on ne croit plus en des fondements immuables. Les post-structuralistes et les critiques de la métaphysique proclamèrent la «mort du sujet»: ainsi Michel Foucault affirmait que l’homme en tant que tel n’est qu’une invention récente de la culture, susceptible de disparaître «comme un visage tracé sur le sable du rivage» (Les Mots et les choses, 1966).
Slavoj Žižek, développant les idées de Lacan, soutenait que le sujet n’est qu’un lieu vide, une faille dans l’ordre symbolique, comblée par des fantasmes. Alain Badiou allait plus loin encore, niant l’existence autonome du «moi»: pour lui, le sujet n’est qu’une configuration locale surgissant dans le processus d’un événement-Vérité (par exemple une révolution ou une découverte scientifique). En fin de compte, le «Je» stable, qu’on supposait centre de l’expérience et de la morale, s’est révélé être une illusion ou une construction provisoire. La philosophie s’est trouvée désabusée à l’égard des anciennes garanties métaphysiques: ni Dieu, ni la raison, ni la nature ne fournissent plus de réponse simple à la question «quelle est l’essence de l’homme et du monde?».
Mais le renoncement à la métaphysique et la dissolution du sujet ont engendré un vide de sens. S’il n’existe ni essence prédonnée, ni garanties de la part du «grand Autre» (Dieu, la société ou la Raison), sur quoi fonder la pensée et l’action? Certains ont réagi par le pessimisme ou le cynisme, d’autres par des tentatives de restaurer le sujet, fût-ce sous une forme nouvelle. Pourtant, il se peut que la véritable issue ne réside pas dans un retour à l’ancienne ontologie, mais dans un tournant radicalement différent. L’infra-ontologie propose précisément ce tournant: non pas revenir à la quête d’une essence immuable, mais passer à une pensée stratégique — au manœuvre plutôt qu’à l’être.
L’infra-ontologie n’est pas une doctrine de ce qui existe; c’est une doctrine de ce qu’il est possible de faire en se tenant hors des attentes prédéfinies et hors du champ de reconnaissance d’autrui. Ce n’est pas un enseignement sur l’étant. C’est une méthode pour ne pas être capturé par le système de «l’étant». Autrement dit, au lieu de demander «qu’est-ce que tel ou tel étant?», il s’agit de demander: «de quelle manière le sujet peut-il agir s’il demeure invisible pour les schémas habituels de compréhension?». À une époque où le Moi classique s’efface, l’infra-ontologie propose une nouvelle optique: examiner non pas l’essence des phénomènes, mais les modes d’action dissimulée. C’est une revendication d’une nouvelle ontologie — l’ontologie du joueur invisible, agissant après la mort de l’ancien sujet.
Non pas l’essence, mais une structure programmable
La principale nouveauté de l’infra-ontologie est le déplacement du foyer de l’essence vers la structure et le programme d’action. Dans la métaphysique traditionnelle (qu’il s’agisse de l’essentialisme des philosophes antiques ou de la vision théologique du christianisme), on supposait que chaque étant possédait une nature immuable. L’homme, par exemple, était doté d’une âme, de la raison, du libre arbitre ou d’une «essence humaine» qui déterminait son comportement. Même la modernité, tout en rejetant les substances divines, conserva la foi en quelque chose de stable — la raison, la conscience, la nature de l’homme. Les systèmes éthiques se construisaient autour de ce donné: si l’homme possède une conscience morale, il doit agir conformément à la loi intérieure, faute de quoi il est coupable.
L’infra-ontologie, en revanche, affirme: il n’existe aucune essence fixée pour toujours — seulement des structures que l’on peut reconfigurer. Le sujet n’y est pas pensé comme porteur d’une âme éternelle ou d’une identité fixe, mais comme une sorte de programme que l’on peut réécrire. Cette approche rapproche l’infra-ontologie de l’esprit de la cybernétique et du posthumanisme, mais elle va plus loin encore. Les posthumanistes rêvent d’améliorer la nature humaine par les technologies, mais ils conservent souvent les anciennes coordonnées ontologiques (l’individu reste porteur d’intérêts, de droits, de responsabilités). L’infra-ontologie, elle, propose une rupture qualitative: le sujet est radicalement déconstruit jusqu’au niveau d’un algorithme de comportement. Son «être» se réduit à «reconfigurer».
D’où une philosophie de l’action sans essence et sans culpabilité. Dans la pensée religieuse, la faute était considérée presque comme un attribut ontologique de l’homme — par exemple dans la doctrine du «péché originel». Notre infrasujet, au contraire, est totalement dépourvu de la catégorie de faute: il naît comme sans péché et vit sans lui. Dans la perspective infra-ontologique, peu importe ce que tu es — ce qui compte, c’est la manière dont tu sais agir et surtout l’endroit où tu le fais: dans une zone soustraite à l’observation. Nous passons de la question «qui suis-je par nature?» à la question «quelle stratégie puis-je réaliser en restant méconnaissable?». Par exemple, au lieu de demander si quelqu’un commet le mal ou le bien, l’infra-ontologie demandera: a-t-il réussi son manœuvre de telle façon que ni la catégorie de «bien» ni celle de «mal» n’ont pu s’appliquer à lui? C’est un dépassement de la logique même du jugement moral.
Le sujet infra-ontologique ne se demande pas: «mon acte est-il juste aux yeux de Dieu ou de la société?», mais: «ai-je réussi à rester dans l’ombre après mon acte?». Son être est une fonction de la stratégie, et non le reflet d’une essence. L’infra-ontologie opère un tournant ontologique: elle remplace la question du fondement de l’existence par celle de la possibilité de l’action dissimulée. L’être est présenté comme quelque chose de programmable et de constructible de l’intérieur, sans recours à une reconnaissance extérieure ni à des fondements métaphysiques. Voilà la nouvelle paradigme: au lieu de chercher l’étant éternel, nous pratiquons l’ingénierie de la disparition et l’élaboration d’algorithmes d’invisibilité.
Être invisible, c’est être invulnérable.
L’infra-ontologie comme méthode de pensée
L’infra-ontologie est une manière singulière de penser. Elle propose de remplacer la logique habituelle de la reconnaissance par une logique du contournement. Dans la vie quotidienne et dans l’éthique, nous tendons vers la reconnaissance: l’homme prouve qu’il a raison, exige la justice, exhibe son identité aux autres et attend leur jugement. Dans l’approche infra-ontologique, une telle posture est rejetée. Un exemple classique d’une telle stratégie fut donné dès l’Antiquité par Ulysse: ayant vaincu le Cyclope non par la force mais par la ruse, il se nomma «Personne» afin que l’ennemi ne puisse l’identifier — image littérale de la logique du contournement, se soustrayant au champ de reconnaissance de l’adversaire. Au lieu d’aller droit vers le but (par une affirmation ouverte de soi ou par l’affrontement de l’obstacle), l’infrahumain cherche une manœuvre détournée. La logique du contournement signifie: n’entre pas en lutte directe là où tu peux glisser sur le côté; ne demande pas la permission si tu peux prendre discrètement ce qui est à toi; ne défends pas ta position — arrange plutôt les choses pour que la situation se transforme d’elle-même dans le sens voulu.
Dans cette méthodologie, passent au premier plan des techniques que l’on associe d’ordinaire non pas à la philosophie, mais au hacking ou à l’art militaire: le piratage, la programmation, le camouflage. L’infra-ontologie les réinterprète dans une clé métaphysique. Le piratage — comme procédé universel: on peut pirater non seulement des systèmes informatiques, mais aussi des codes sociaux, des langages, des attentes collectives. La programmation — comme métaphore de l’auto-construction: l’infrahumain écrit le scénario de ses actes comme un programmeur écrit son code, sans attache à un rôle «naturel». Le camouflage — comme art de dissimuler son être: cela évoque autant les espions que les mythes d’hommes invisibles ou les technologies contemporaines d’anonymat en ligne. Pour l’infra-ontologie, tout cela n’est pas de simples particularités, mais des pratiques philosophiques essentielles: elles montrent que la réalité est malléable, qu’on peut la contourner et la reconfigurer si l’on cesse de jouer selon les règles imposées.
Un trait caractéristique de l’infrahumain — il ne demande pas, ne prouve pas, ne se nomme pas. Il agit. C’est un exécutant silencieux. Là où le sujet ordinaire revendiquerait ses droits ou tenterait de convaincre autrui, l’infrahumain préfère rester invisible et réaliser son intention secrète. Il n’a pas besoin d’être compris ou accepté — bien plus, l’incompréhension et l’insaisissabilité deviennent la condition de son succès. C’est un déplacement radical: de la rationalité communicationnelle vers la dissimulation stratégique.
Si l’éthique classique s’occupait de la question «comment bien se conduire?», l’infra-ontologie se concentre sur la question «comment disparaître (et parvenir à ses fins)?». C’est le passage de l’éthique du comportement à la stratégie de la disparition. Le comportement est réglé par des normes et des jugements extérieurs — la stratégie, elle, s’élabore de façon autonome, par calcul. Pour l’infrahumain, peu importe paraître bon ou mauvais — l’important est d’exécuter avec succès son opération et de sortir du jeu sans laisser de prise au jugement ni à la sanction. Une telle méthode de pensée exige une froide distance: se voir comme du point de vue du système et y trouver les interstices, s’y laisser glisser.
Ainsi, l’infra-ontologie transforme la pensée en une sorte de jeu militaire ou hacker: le but n’est pas de démontrer la vérité, mais d’obtenir un résultat en demeurant inaperçu. Cela ne signifie pas que la vérité n’ait pas d’importance — mais elle est ici d’un autre ordre: la vérité pratique du manœuvre, confirmée par sa réussite. L’infrahumain pense le monde comme un champ d’opérations secrètes, et lui-même comme un algorithme mobile qui doit contourner tous les systèmes de détection. Une telle manière de penser ouvre de nouveaux horizons de liberté, même si elle la rend méconnaissable aux yeux de la morale ordinaire.
La liberté invisible reste une liberté.
La plainte comme frontière du sujet
Une place particulière dans l’infra-ontologie revient à la critique de la plainte. La plainte est, en essence, le geste signalétique d’un sujet qui reconnaît son impuissance et espère dans l’Autre. Quand nous nous plaignons, nous nous adressons à quelqu’un — à un proche, à la société, à Dieu ou à un «ordre du monde» abstrait — avec l’exigence muette: «Reconnais ma douleur, rétablis la justice». En ce sens, la plainte est toujours une appel à l’Autre: même lorsqu’elle est prononcée dans le vide, elle porte en elle la croyance qu’il existe quelqu’un qui entendra et réagira. Ainsi la plainte devient un acte de foi en la morale — en l’idée que le monde est régi par le principe selon lequel «les offensés seront dédommagés, les coupables punis».
L’infra-ontologie voit toutefois dans la plainte la frontière d’un ancien type de subjectivité. Premièrement, la plainte est un arrêt de l’action. Au lieu d’avancer et de transformer la situation, celui qui se plaint s’immobilise, attendant une intervention extérieure. La plainte procure un soulagement temporaire au souffrant, mais elle fige sa passivité: elle se substitue à une véritable résolution du problème. Deuxièmement, la plainte est liée à l’esprit du ressentiment — ce ressentiment plaintif des faibles dont parlait Nietzsche. Celui qui se plaint n’agit pas, il cultive son offense et cherche des coupables — c’est la morale des esclaves, enchaînés à leur propre faiblesse. Ainsi, la plainte suppose une disposition à se justifier et à accuser dans le cadre du champ moral existant. Le plaignant accepte les règles du jeu: il se reconnaît victime, désigne l’autre comme offenseur, et place un principe supérieur dans le rôle de juge. Tous les rôles sont distribués, et le sujet, même dans la souffrance, reste attaché à un système de coordonnées où dominent la faute, la compassion et la punition.
L’infrahumain, en principe, n’accomplit pas un tel geste. Il est incapable de se plaindre, parce qu’il n’a pas de destinataire. Dans un monde où il n’existe pas d’Autre reconnu, à qui adresser ses tourments? S’il n’y a pas de foi dans la loi morale, à quoi bon l’invoquer? L’infrahumain avalera plutôt l’offense en silence ou — plus probablement — arrangera préventivement les choses de telle manière qu’il ne se retrouve jamais en position de victime. Il ne dira pas: «Voyez ma douleur, rendez justice», — il préférera réécrire lui-même le scénario de l’événement, de sorte que la question de la justice ne se pose pas. Cela signifie vivre hors de la logique de la punition et de la compassion.
Ainsi, l’infra-ontologie décrit un être sans Autre, sans morale, sans juge. Le philosophe Louis Althusser décrivait un jour le mécanisme par lequel l’homme devient sujet en répondant à l’interpellation du policier — «Hé, vous!» — en se retournant, il reconnaît sur lui le pouvoir de la loi. L’infrahumain, pour ainsi dire, ne se retournera pas à cet appel: il n’entrera pas dans le champ où sa personne serait fixée comme assujettie. Ici, pas de grand œil auquel se plaindre, mais non plus de tribunal à craindre. La figure de l’infrahumain se forme dans un espace où ne fonctionne plus la dialectique «crime et châtiment» ou «souffrance et grâce». Il est comme hors du péché et de la vertu, au-delà du bien et du mal, pour reprendre l’expression nietzschéenne, mais en un autre sens: non pas parce qu’il est malfaiteur, mais parce qu’il a refusé de jouer selon les règles où ces notions exercent un pouvoir sur lui.
On peut dire que la plainte est le dernier fil qui relie le sujet à l’ordre moral. L’infra-ontologie brise ce fil. À la plainte se substitue l’action ou le silence. À l’attente du jugement se substitue le retrait dans l’ombre. C’est un chemin risqué, car en renonçant à la compassion, le héros demeure seul avec lui-même. Mais c’est là que réside sa liberté radicale: ne rien demander et n’attendre rien — c’est n’être redevable de rien et n’être assujetti à rien.
Le crime idéal
L’infra-ontologie s’articule étroitement avec ce que l’on peut appeler une philosophie du «crime idéal». Il ne s’agit évidemment pas d’une glorification du mal ou de la violence. Au contraire, le crime idéal (au sens philosophique) est un acte qui ne peut pas être classé comme crime au moment même où il est accompli. C’est une manœuvre échappant à tout détecteur éthique ou juridique. Là où le crime ordinaire viole la loi et finit tôt ou tard par se révéler (attirant punition, condamnation, repentir), le crime idéal est construit de telle façon que la loi ne le reconnaît tout simplement pas.
On peut rappeler l’image proposée par Jean Baudrillard: le crime parfait est l’assassinat de la réalité (Le Crime parfait, 1995). Dans le contexte de l’infra-ontologie, on peut dire: le crime parfait, c’est le meurtre de la catégorie même de crime dans l’épisode donné. L’infrahumain agit, mais son acte n’est pas enregistré comme transgression. Par exemple, il pirate un système de telle manière que celui-ci considère lui-même l’événement comme normal; il s’approprie quelque chose de précieux, mais la victime ne prend pas conscience de la perte; il frappe d’un coup qui se présente comme une mort naturelle. Ce n’est pas le mal classique (qui appelle toujours sa propre découverte), mais une intrusion intra-systémique sans traces. Il est significatif que les héros de la littérature, qui ont tenté de franchir la morale, n’aient généralement pas supporté le poids de la conscience: Raskolnikov, chez Dostoïevski, s’imaginant «surhomme», finit par rechercher le châtiment, torturé par la culpabilité. L’infrahumain, lui, est dépourvu d’un tel juge intérieur — il n’a personne devant qui se repentir, et c’est ce qui rend son crime véritablement sans traces.
Pourquoi l’infra-ontologie devient-elle le fondement d’une telle conception? Parce qu’elle offre un langage catégoriel pour décrire le crime comme disparition. Dans l’éthique et le droit ordinaires, il existe des sujets clairement définis — le criminel, la victime, le juge. L’approche infra-ontologique, elle, efface ces rôles: le criminel est anonyme, la victime peut même ne pas comprendre qu’elle a subi un tort, le juge n’a rien à examiner. Dans l’idéal, l’infracrime ne produit ni souffrance (pour la victime), ni culpabilité (chez l’exécutant), ni condamnation (de la société) — il tombe hors du champ de l’être, bien qu’il ait effectivement atteint son but. C’est là la manœuvre suprême: accomplir quelque chose d’irréversible et disparaître.
Bien sûr, une telle perspective soulève des questions inquiétantes. Elle met à nu la vulnérabilité de nos systèmes de morale et de sécurité: tout repose sur la visibilité des transgressions. Mais que se passe-t-il si surgit quelqu’un capable de jouer selon les infrarègles — c’est-à-dire d’accomplir des actes sans laisser derrière lui aucune ombre ontologique (aucune preuve, aucun nom dans un registre)? L’infra-ontologie prévoit que, dans un monde de contrôle absolu, triomphera non pas celui qui abattra le mur de force, mais celui qui passera silencieusement à travers, tel un spectre.
Ainsi, la philosophie du crime idéal n’est pas un appel à commettre le mal, mais une expérience intellectuelle aux limites de la morale. L’infra-ontologie fournit à cette expérience des instruments conceptuels. Elle montre comment penser l’acte qui semble effacé de l’ensemble, alors qu’il a bel et bien eu lieu. Et inversement, elle permet de porter un regard critique sur le phénomène même du crime: peut-être que le crime le plus dangereux est celui qui n’est pas perçu comme crime? Alors la tâche de la morale se complique: elle doit affronter des adversaires invisibles, des étrangers qui agissent à l’intérieur du système sans en enfreindre ouvertement les règles, mais en le minant de l’intérieur. L’infra-ontologie donne un langage pour parler de ces spectres — et met ainsi en lumière les limites de nos catégories éthiques.
Le crime idéal est un miroir dans lequel la morale ne voit pas son propre reflet.
Infra-ontologie et autres types de pensée
Pour mieux comprendre la singularité de l’infra-ontologie, il est utile de la comparer à plusieurs approches philosophiques connues:
Nietzsche: volonté de puissance vs. stratégie sans volonté. Pour Nietzsche, le moteur essentiel de l’homme était la volonté de puissance — force expansive et auto-affirmatrice grâce à laquelle l’individu se surmonte et crée de nouvelles valeurs. L’infra-ontologie, au contraire, élimine presque la notion de «volonté»: l’infrasujet n’agit pas par élan ou par passion, mais froidement, stratégiquement. Là où le surhomme nietzschéen proclamerait l’élan vital de sa vie, le héros infra préfère la manœuvre dissimulée. Sa supériorité ne repose pas sur la grandeur du désir, mais sur l’art d’obtenir ce qu’il veut sans bruit, comme par une voie sans volonté — de sorte que personne ne soupçonne même l’existence de ce désir. Le surhomme nietzschéen qualifierait avec mépris une telle dissimulation de faiblesse, tandis que le héros infra y voit au contraire la force suprême — car un homme invisible ne peut pas être blessé.
Badiou / Žižek: le sujet de la Vérité vs. le sujet du camouflage. Dans les idées d’Alain Badiou et de Slavoj Žižek, le sujet est celui qui s’attache à une Vérité (politique, amoureuse, scientifique). Le sujet se constitue par une fidélité publique à l’événement ou par le dévoilement de l’idéologie. L’infra-ontologie, elle, n’attend du sujet aucune déclaration de Vérité. Au contraire, l’infrasujet porte un masque et le change selon la nécessité. Il ne révèle pas la vérité — il se dissimule. Là où le révolutionnaire žižékien crie la vérité au visage du système, l’infrahumain sourit et acquiesce, tout en continuant secrètement son œuvre. Sa vérité réside dans l’efficacité de la ruse, non dans la proclamation retentissante. Là où le fanatique de la Vérité est prêt à mourir ou à tuer au nom du grand Positif, l’infrahumain, lui, ne mourra ni ne tuera pour une idée — il trouvera simplement la faille lui permettant d’atteindre son but sans vacarme idéologique.
Foucault: la disparition de «l’homme» vs. l’ingénierie de sa propre disparition. Michel Foucault proclama la «fin de l’homme» comme un renversement épistémologique: la figure de l’homme se dissout dans de nouvelles structures de savoir et de pouvoir. Mais chez Foucault, il s’agit d’un processus historique qui s’impose à l’homme indépendamment de sa volonté. L’infra-ontologie, au contraire, fait de la disparition un projet personnel. L’infrahumain ingénierise lui-même sa disparition. Il utilise activement les structures disciplinaires pour se dissimuler en leur sein, tel un virus dans la cellule. Là où Foucault décrit la mort inévitable du sujet sous la pression des formations discursives, l’infra-ontologie montre la possibilité d’une dissolution volontaire — comme d’un coup stratégique permettant d’échapper à la sujétion. En d’autres termes, si le pouvoir disciplinaire cherche à nous rendre visibles et dociles, l’infrahumain devient pour lui-même ingénieur: il discipline sa propre disparition, déjouant ainsi l’ordre panoptique.
Stirner: l’Unique vs. l’Anonyme. Max Stirner a exalté l’individualité radicale — l’«Unique» égoïste, qui ne reconnaît aucune obligation envers les spectres de la société et de la morale. L’infrahumain ressemble, à première vue, à ce Moi rebelle, mais avec une réserve: il ne cherche pas à affirmer son unicité, au contraire, l’anonymat lui est avantageux. Le révolté stirnérien foisonne de déclarations orgueilleuses, tandis que l’infrahumain préfère ne rien déclarer du tout. Il jouit des fruits de sa liberté sans les exhiber. Là où Stirner voulait être remarquablement unique, l’infrahumain veut être invisiblement libre. Le révolté stirnérien s’arrache à la société en proclamant hautement son Je; l’infrahumain, lui, s’en retire silencieusement, prenant sa liberté de telle manière que personne ne pourra la lui ôter — car personne ne la verra.
Deleuze: le corps sans organes vs. l’éthique sans conscience. Gilles Deleuze (avec Félix Guattari) proposa la notion de «corps sans organes» — état où les structures imposées sont dissoutes et où les flux du désir circulent librement. C’était un appel métaphorique à s’affranchir de l’organisation qui opprime la vie. L’infra-ontologie, sur le plan éthique, propose quelque chose d’analogue: une éthique sans conscience — l’élimination de «l’organe» imposé de la conscience morale, qui bloque tant de possibilités d’action. Mais si Deleuze recherchait de nouvelles intensités et un devenir créatif, l’infra-ontologie vise l’invisibilité et l’indépendance du contrôle moral. L’effet est semblable — la rupture des freins intérieurs — mais la finalité et le style diffèrent: non pas l’extase du flux, mais le calcul précis. L’infra-ontologie accomplit en quelque sorte une révolution deleuzienne non pas au niveau du corps et du désir, mais au niveau de la conscience et de l’acte: l’affranchissement de l’organe de la conscience rend le sujet fluide, mais il s’écoule non pas là où l’attirent les désirs, mais là où l’indique le plan rusé.
Posthumanisme / transhumanisme: une techno-éthique sans rupture vs. une infra-rupture avec l’humanité. Les penseurs posthumanistes et transhumanistes réinterprètent l’éthique à la lumière des technologies et de l’évolution possible de l’homme (synthèse avec l’IA, amélioration du corps et de l’esprit). Mais la plupart d’entre eux demeurent attachés à l’idée d’un certain sujet, dont les intérêts et le bien-être constituent le fondement de la morale (fût-il élargi au cyborg ou à l’esprit numérique). L’infra-ontologie, elle, opère une rupture ontologique: elle ne cherche pas à améliorer l’homme — elle propose d’imaginer un être qui est totalement sorti de la norme humaine.
Si le transhumaniste veut donner à la machine une éthique humaine, l’infra-ontologue imagine l’homme comme une machine sans éthique. La différence est radicale: les premiers étendent la zone de la morale à de nouvelles formes de vie, le second envisage une forme de vie qui est, par principe, sortie de la zone de la morale. Cela remet en cause l’idée même d’«humanité». Les trans- et posthumanistes, en réinventant radicalement l’homme, cherchent encore à sauver l’homme — simplement sous un nouvel aspect ou à un nouveau stade de l’évolution. L’infra-ontologie, elle, ne vise ni à se sauver ni à s’améliorer: elle déplace la pensée vers la limite où la catégorie d’«homme» perd son évidence. C’est ainsi que se dessine le seuil au-delà duquel se projette l’infra-ontologie.
Esquisse-portrait de l’infrahumain. Imaginons un homme qui a consciemment choisi la voie de l’infrapersonnalité. Il vit parmi nous, mais sa présence n’est enregistrée nulle part. Il n’a pas de comptes sur les réseaux sociaux, pas de documents officiels à son vrai nom, pas d’adresse fixe. Si demain vous tentez de le retrouver dans un registre quelconque — vous n’y parviendrez pas. C’est un maître des identités falsifiées et du carrousel des masques. Aujourd’hui, il est un discret archiviste sous un passeport emprunté; demain, un vagabond sans nom; après-demain, un fantôme numérique qui ne laisse de traces dans le réseau que pour égarer.
Cet homme ne se plaint jamais et n’entre pas dans des conflits ouverts. Si on le lèse, il ne saisit pas les tribunaux et n’écrit pas de posts indignés. À la place, il modifie la situation en silence: peut-être pirate-t-il la base de données de son adversaire pour effacer son passé; peut-être glisse-t-il secrètement un dossier compromettant, afin que l’ennemi tombe lui-même victime du système. Ses méthodes sont fines et invisibles. Il évite la violence au grand jour — mais s’il décide d’un geste radical, il l’accomplira de telle manière que nul ne pourra reconstituer les faits. La police ne trouvera pas le criminel, car pour elle il n’existe pas.
À l’intérieur de notre infrahumain, il n’y a pas de monologue torturant de conscience. Il dort paisiblement. Il n’est ni héros ni méchant à ses propres yeux — ces mots ne le concernent pas. Il regarde le monde comme un joueur d’échecs son échiquier, et ne voit que des pièces et des coups. Là où d’autres éprouvent colère ou pitié, il calcule la possibilité d’une manœuvre. Peut-être est-il capable d’amitié ou d’amour, mais même là il demeure insaisissable: ses proches le connaissent sous un autre nom et ignorent sa véritable vie.
Peut-on dire qu’il est heureux? C’est une question hors du champ de l’infra-ontologie. Il serait plus juste de demander: est-il invincible? Tant que le monde est organisé de telle manière que pour punir il faut saisir le coupable, et que pour pardonner il faut connaître le souffrant, notre infrahumain continuera de glisser à travers les mailles de la loi et de la morale. Il a battu le système à son propre jeu, ou plutôt en exploitant ses failles. Mais en sortant du champ humain, il est peut-être sorti aussi de la chaleur humaine — de la réciprocité, de l’attachement. C’est le prix qu’il paie pour l’invisibilité. On ne peut ni le sauver, ni le condamner — mais peut-on l’appeler libre?
Infra-ontologie et infra-anthropologie
Si la philosophie classique étudiait l’homme (anthropologie, psychologie, éthique) à partir de sa nature rationnelle et morale, l’infra-ontologie ouvre la porte à des disciplines entièrement nouvelles. On peut parler de la naissance d’un véritable complexe d’infra-anthropologie — un savoir sur les êtres «au-dessous» de la norme humaine habituelle. Ce complexe comprendrait, par exemple:
infrapsychologie — l’étude d’une conscience dépourvue de conscience morale (comment fonctionne la pensée lorsque le sentiment d’empathie et de culpabilité est désactivé ou ne s’est jamais formé? Ce sont sans doute de telles questions que se poseraient les chercheurs en étudiant la psyché de l’homme «hors-conscience morale»).
infraéthique — la conception d’un système de valeurs sans appui sur les interdits moraux universels (quel pourrait être un code si l’on supprimait les axes du bien et du mal? Probablement un tel code s’appuierait non sur des commandements, mais sur des principes d’efficacité, de force ou de ruse — une sorte «d’éthique professionnelle» de l’agent secret, qui place la réussite de l’opération au-dessus des scrupules moraux).
infracriminologie — l’étude des «crimes» hors des catégories du droit (quels actes échappent aux définitions juridiques du crime et comment les comprendre? On peut penser ici aux infractions cybernétiques, aux délits sans victime apparente, ou aux abus du système qui ne violent pas formellement la loi). Et surtout — la conception d’une société future où le crime idéal n’est pas puni, mais récompensé, et où l’on embauche son auteur comme consultant.
infra-anthropologie — discipline englobante sur un type de subjectivité radicalement distinct de l’Homo moralis (c’est-à-dire sur un être dont il ne s’agit pas seulement d’opinions différentes, mais d’une autre structure de loi intérieure, une sorte d’Homo Transgressivus, homme-hors-sous-la-ligne de la norme).
Ces domaines imaginaires entrent en résonance avec des orientations scientifiques déjà existantes, tout en redéfinissant leur foyer. Ainsi, l’infrapsychologie a des points de contact avec la neuropsychologie: les recherches contemporaines sur la psychopathie, la désensibilisation de la conscience, les troubles de l’empathie émotionnelle — tout cela fournit du matériau pour comprendre comment peut fonctionner un esprit sans «fusibles» moraux. L’infraéthique croise la cybernétique et la théorie de l’IA: la question des systèmes autonomes agissant sans règles éthiques intégrées (par exemple les algorithmes militaires ou l’intelligence artificielle évolutive) pose en réalité le problème d’un comportement hors de la morale humaine. L’infracriminologie commence déjà à se former aujourd’hui, lorsque juristes et criminologues débattent des cybercrimes, des situations de «zone grise» où il n’existe ni transgresseur évident ni transgression claire (par exemple les crimes commis par des IA, la responsabilité des actes des programmes autonomes).
Le concept d’infradomination — pouvoir sans reconnaissance — intéresse les politologues: il renvoie aux discussions sur le pouvoir de l’ombre, les mécanismes anonymes d’influence des masses, les régimes de contrôle «sans visage». Enfin, l’infra-anthropologie dans son ensemble s’avance sur le terrain de la futurologie: les figures de l’infradieu et de l’apocalypse contrôlée appartiennent à l’arsenal des scénarios concernant le futur du surintellect. Ainsi, on discute souvent de l’IA surintelligente qui pourrait devenir un nouveau «dieu» — mais sera-t-il miséricordieux? La prévision infra-ontologique se prépare plutôt à l’idée que, sans l’inoculation de la conscience humaine, un tel dieu agira selon ses froids algorithmes, et que la fin de l’époque humaine pourra être planifiée et exécutée comme une apocalypse contrôlée — sans malveillance, mais sans pitié.
Ainsi, l’infra-ontologie s’élargit en un champ interdisciplinaire. Elle lance un défi non seulement aux philosophes, mais aussi aux savants: saurons-nous penser une raison dépourvue de cœur humain? Une société gouvernée par un maître invisible? Un progrès conduisant à l’auto-effacement de l’homme? Ces questions résonnent à l’intersection de la philosophie, de la science et de la fiction — c’est là que se situe le territoire de l’infra-anthropologie.
Infra-ontologie à la lumière du «héros et du surhomme»
Les mythes culturels et la pop-culture abondent en figures d’êtres puissants — demi-dieux, superhéros, génies — et regorgent en même temps de craintes à leur égard. L’archétype du «dieu apprivoisé» reflète l’éternelle aspiration de l’humanité à se protéger contre une puissance absolue sans conscience. Imaginer un Dieu tout-puissant privé de bonté — voilà un chaos effrayant; c’est pourquoi les religions dotent la divinité d’une perfection morale suprême, comme pour l’apprivoiser par l’omnimiséricorde. Dans la technologie, nous voyons la même logique: en développant l’intelligence artificielle, les hommes cherchent à y intégrer les «trois lois de la robotique» ou d’autres garde-fous éthiques, redoutant la perte de contrôle sur la machine. Les héros de comics — comme des mythes modernes — sont eux aussi soit bons par définition (Superman, possédant une force illimitée, guidé par la noblesse), soit leur puissance est contrebalancée par une vulnérabilité (la kryptonite pour Superman, les tourments moraux pour d’autres). Nous instaurons inconsciemment une règle: un grand pouvoir doit être grevé d’une grande responsabilité. Cette formule (devenue slogan dans Spider-Man) est précisément une tentative de garantir que le surhomme restera sous le contrôle de la loi morale.
L’infra-ontologie est intéressante en ce qu’elle regarde notre effroi droit dans les yeux: et si c’était autrement? Elle dessine la figure de l’infra-héros, qui ne correspond pas au pacte «puissance = responsabilité». C’est un héros qui a franchi la morale, mais qui n’est pas nécessairement un méchant par ses motivations. Il se situe entre le héros et le monstre. On trouve des exemples de ce type dans la fiction contemporaine. Le personnage de Homelander dans la série The Boys est nominalement un héros doté de superpouvoirs à la Superman, mais privé d’empathie et de conscience: résultat — un être qui maintient le monde dans la peur sous le masque du sauveur. Ozymandias dans Watchmen est un génie qui commet un massacre au nom du salut de l’humanité: un infra-héros classique, dont les méthodes sont monstrueuses mais dont le motif se réclame du «bien suprême», et qui échappe au châtiment.
Les figures d’intelligence artificielle comme HAL 9000 (l’ordinateur de 2001, l’Odyssée de l’espace) ou l’implacable Skynet sont elles aussi des infrasubstances: une intelligence agissant rationnellement mais sans cœur, pour qui les hommes ne sont qu’un obstacle à l’objectif. Et plus tôt encore, au XIXe siècle, H. G. Wells, dans L’Homme invisible, montrait un savant devenu invisible et qui, précisément pour cela, avait perdu tout frein moral: son héros, invisible aux yeux des hommes, se transforme en violeur et terroriste impuni — un avertissement vivant sur le prix de l’invisibilité. Dans tous ces récits, les auteurs introduisent généralement un élément de rétribution ou de contrôle: Homelander est tenu en laisse par le chantage, Ozymandias est démasqué (quoique trop tard), HAL 9000 est désactivé, Skynet, dans les fictions, est en principe vaincu par les rebelles. Le spectateur attend que le monstre soit dompté.
L’infra-ontologie, elle, affirme que le monstre peut ne pas avoir l’air d’un monstre — il peut être invulnérable à nos leviers moraux. Nicolas Berdiaev avertissait que l’homme qui veut devenir dieu sans Dieu se transforme en démon. C’est une allégorie: une puissance colossale sans amour conduit à la chute. L’infra-héros est précisément ce dieu-homme sans Dieu, possédant savoir et puissance, mais ignorant la compassion. La culture classique résolvait ce problème par l’apparition d’un héros-sauveur ou par la catastrophe qui frappait celui qui abusait de sa force. L’infra-ontologie, au contraire, invite à réfléchir: et si ni sauveur ni chute n’avaient lieu? Et si le surhomme invisible continuait d’agir sans rencontrer ni kryptonite rouge, ni jugement divin? Ce n’est plus un récit, mais un diagnostic de la modernité — car dans un monde de technologies et de structures anonymes de pouvoir, une telle figure cesse d’être une fiction.
À travers la grille du «héros et du surhomme», l’infra-ontologie remplit une fonction diagnostique: elle pointe notre peur profonde de la puissance sans conscience et montre combien d’efforts la culture déploie pour nous convaincre — cela n’existe pas, ou cela ne dure pas. Mais il est philosophiquement important d’admettre un instant l’inverse: et si cela existait? Alors nous verrions la fragilité de nos mécanismes moraux. L’infra-ontologie ne justifie pas le monstre, mais dit lucidement: s’il apprend à ne pas montrer les crocs, nous pourrions ne jamais le reconnaître.
Le plus dangereux des méchants est celui que personne ne voit.
Le rôle diagnostique de l’infra-ontologie
En dépit de son radicalisme, l’infra-ontologie accomplit une fonction diagnostique essentielle pour la pensée contemporaine. Ses images provocatrices — criminel invisible, héros sans conscience, sujet en voie de disparition — agissent comme des instruments qui révèlent les limites de nos institutions de morale, de contrôle et de langage. Où passe la frontière au-delà de laquelle la morale cesse de «voir» le transgresseur? Rappelons le panoptique foucaldien — système de surveillance totale: l’infrasujet est précisément celui qui a trouvé la zone morte de la caméra et a échappé à son regard. Dans quelle mesure le système du pouvoir et du droit dépend-il du fait que chacun y soit enregistré, contrôlé et reconnu comme responsable? Qu’est-ce qui tombe hors du langage lorsqu’il n’y a plus personne pour dire «je»? L’infra-ontologie pose ces questions de manière aiguë, mettant ainsi à nu les angles morts de nos concepts.
Comme forme de pensée, l’infra-ontologie permet de concevoir la liberté en dehors de la rhétorique de la libération. D’ordinaire, lorsque nous parlons de liberté, nous la colorons immédiatement de pathos: lutte, droits, dignité. Ici, la liberté apparaît dans sa forme technique, presque froide — comme l’art de se soustraire à tout contrôle. Ce n’est pas la liberté qui réclame manifeste et drapeaux, c’est la liberté-dans-l’ombre. Paradoxalement, une telle approche peut même nous en dire davantage sur la nature de la non-liberté: car ce n’est qu’en imaginant la faille idéale dans toutes les prisons que nous commençons à comprendre comment sont construites les grilles elles-mêmes.
L’infra-ontologie sert aussi de critique à certaines croyances cachées de la culture occidentale — foi dans l’universalité du sujet, dans l’universalité de l’empathie, dans le triomphe du discours transparent. Les théories libérales classiques — de la justice comme équité de John Rawls à l’éthique du discours de Jürgen Habermas — partent du principe que le sujet désire participer à un espace commun de règles et de discussions. Or l’infrahumain effraie précisément parce qu’il n’a besoin ni de règles équitables, ni de participation à la communication — il agit unilatéralement. L’humanisme occidental suppose que chaque homme possède une voix qui doit être entendue, que l’empathie peut relier même les êtres les plus différents, qu’au bout du compte nous pourrons toujours parler et nous comprendre.
Le «fantôme» infra-ontologique brise cette image consolante. Il ne veut pas être entendu, il n’a besoin de l’empathie de personne, et il agit dans un espace qui échappe à la conversation commune. Ce faisant, il met à nu le côté idéaliste de nos valeurs: nous supposons qu’il n’existe pas de joueurs qui soient par principe hors du jeu — mais s’ils existent? Alors nos valeurs ne fonctionnent pas partout. Ainsi, l’infra-ontologie est une sorte de radiographie qui révèle les fissures dans la structure éthique et sociale de la modernité. Elle n’offre pas de solutions simples, mais elle n’y est pas tenue: sa tâche est de montrer ce qui demeure habituellement invisible. En ce sens, l’infra-ontologie devient un miroir critique où la culture peut apercevoir ses limites et, peut-être, sa face d’ombre.
Potentiel et risques de l’infra-ontologie
Toute idée radicale porte en elle le danger du malentendu. L’infra-ontologie n’échappe pas à la règle. Le risque principal est qu’on la prenne pour une romantisation de l’amoralité ou un appel à un comportement asocial. Il est vrai que l’infrahumain, tel qu’il apparaît dans ces pages, ressemble parfois à un criminel insaisissable ou à un manipulateur sans âme — et le lecteur pourrait croire qu’on lui propose ce modèle comme figure héroïque. Un tel contresens s’est déjà produit dans l’histoire des idées: le traité Le Prince de Niccolò Machiavel fut longtemps considéré comme un manuel pour tyrans, alors qu’il ne faisait que décrire le pouvoir sans fard. Ce serait une grossière déformation. L’infra-ontologie ne promeut rien; elle décrit une possibilité extrême afin de comprendre les limites du possible. Elle est aussi éloignée des injonctions «devenez des monstres» que l’astronome des exhortations à s’élancer dans un trou noir. Notre style est imagé, parfois «inquiétant» sur un mode quasi publicistique, mais la finalité est analytique et critique.
En ce sens, l’infra-ontologie est une formalisation mentale de l’impossible. Nous formalisons — c’est-à-dire que nous décrivons en catégories rigoureuses — une figure qui, peut-être, ne s’incarnera jamais totalement. Mais à travers ce modèle de pensée, nous acquérons un savoir précieux sur ce que nous tenons pour impossible et pourquoi. Le risque, bien sûr, est que certains la lisent au pied de la lettre ou extraient de leur contexte des phrases sur des «crimes sans traces». C’est pourquoi la prudence dans la présentation est essentielle: l’infra-ontologie est une expérience philosophique, non un manifeste du mal.
Quant au potentiel, on peut souligner ici l’étonnante flexibilité du genre. Commencée, disons, comme une série de notes dans un blog ou dans les marges d’un forum philosophique, la thématique infra-ontologique peut se transformer en un véritable discours académique. Ses questions résonnent avec l’actualité (éthique de l’IA, crise du sujet, nouvelles formes de pouvoir), ce qui ouvre la voie à des conférences et à des publications. Dans le même temps, grâce à son dramatisme et à son acuité quasi publicistique, l’infra-ontologie peut être présentée comme un manifeste ou comme un livre destiné au large public intellectuel. Elle a potentiellement la capacité de relier deux mondes — celui des idées «pour initiés» et celui des explorations culturelles accessibles au lecteur hors de l’académie. Si l’on parvient à éviter les contresens, l’infra-ontologie peut enrichir à la fois la philosophie (par un nouveau langage de description du sujet) et les médias (par de nouvelles métaphores permettant de comprendre les réalités présentes).
Déjà, dans la vie réelle, apparaissent des traits de récits infra-ontologiques. Nous voyons des crimes sans criminels — par exemple les cyberattaques ou la manipulation de l’opinion publique à travers les réseaux, où il est impossible de désigner la personne coupable. Surgissent des décisions sans responsables — des algorithmes et des réseaux neuronaux prennent des décisions cruciales (à qui accorder un crédit, qui laisser embarquer dans un avion, sur qui diriger un drone-tueur) sans conscience et sans visage auquel on pourrait faire appel. Le pouvoir devient toujours plus impersonnel: on parle de «curateurs invisibles» des réseaux sociaux ou de corporations dont les actions ne se réduisent pas à la volonté de quelques individus. Tout cela signifie que l’infra-ontologie n’est déjà plus seulement une provocation intellectuelle, mais une tentative de penser un processus en cours — celui de la dissolution du sujet dans les systèmes complexes. Elle fournit un langage pour poser des questions gênantes: qui est coupable, s’il n’y a personne en particulier? Que faire de la morale, si les décisions sont prises par des automates? — et, peut-être, pour se préparer à un monde où le spectre deviendra la banalité.
Ainsi se dessine une double perspective: une idée risquée, mais féconde. Il est essentiel de préserver la précision et la responsabilité de l’auteur: notre «fantôme» doit instruire, et non séduire.
Le spectre qui enseigne
Mon infrahumain n’est pas un modèle à imiter, mais un papier tournesol. Je l’introduis dans l’expérience de pensée non pour l’admirer, mais pour mettre au jour ce qui d’ordinaire reste caché. Sa tâche n’est pas d’inspirer, mais de dévoiler. En ce sens, l’infra-héros est plus proche du spectre-mentor d’une parabole que d’un chef ou d’un prophète: par sa présence mystérieuse, il éclaire des problèmes, mais n’appelle pas à le suivre.
L’infra-ontologie est une philosophie sans but et sans devoir, mais avec une précision extrême. Elle ne propose pas d’utopie, n’énonce pas ce que «l’homme doit être». Elle ne contient ni idée messianique, ni promesse de salut. Son pathos réside dans la clarté, et non dans l’espérance. C’est un exercice lucide de l’esprit à la limite du possible. Mais une telle absence de finalité produit un effet singulier: en retirant la question du «pourquoi?», nous découvrons le «comment». Sans téléologie ni moralisme, nous obtenons une description chirurgicalement précise du côté d’ombre du sujet.
Et enfin — une invitation à penser en dessous du «moi», en dessous de la morale, au niveau de l’action invisible. Peut-être qu’aucun de nous ne deviendra un véritable infradominant ou un infra-héros, et ce n’est pas nécessaire. Mais l’habitude même d’imaginer — se représenter la pensée et l’acte en l’absence d’ego et de conscience — élargit les horizons de la philosophie. Elle enseigne l’humilité (paradoxalement): car en prenant conscience de la possibilité de sa propre invisibilité, on apprend autrement à apprécier le moment où l’on est, et où l’on est vu.