Avertissement: Cet essai est une exploration philosophique du capital, de la subjectivité et de l’angoisse existentielle. Tous les termes — y compris «économie existentielle», «capital comme sujet vivant», «infrahumain» et «crime idéal» — sont employés strictement dans un sens conceptuel et métaphorique. Le texte n’encourage, ne justifie ni ne légitime aucune action illégale, immorale ou nuisible. Son but est d’examiner les structures psychologiques, phénoménologiques et symboliques qui sous-tendent le comportement économique moderne. Toutes les références à un comportement stratégique, à l’effondrement de l’identité ou à l’ingénierie d’événements existentiels doivent être comprises comme des composantes d’un cadre philosophique spéculatif et non comme des prescriptions d’action. Cet essai relève du domaine de la théorie critique et de la réflexion existentielle.
Économie existentielle : La peur du capital et le crime idéal
Synopsis
Thèse centrale
Au-delà du calcul rationnel et des biais cognitifs, l'économie contemporaine révèle un phénomène singulier — la panique ontologique, cette peur primordiale du capital face au néant. Le capital n'est plus chiffre mort mais sujet vivant et tremblant, dont les errances naissent de la terreur de mourir. Celui qui s'est identifié au capital selon la formule «j'existe parce que je possède» vit la menace de perte financière comme menace d'anéantissement personnel. Dans ce drame surgit l'infrahumain — celui qui saisit la mécanique existentielle du capital et peut orchestrer le crime idéal comme moment de vérité existentielle.
Architecture de l'angoisse existentielle
Le capital comme quasi-sujet
L'économie existentielle trace une troisième voie entre rationalité classique et économie comportementale. Elle affirme: le capital se comporte en créature vivante saisie par l'effroi de disparaître. Le financier qui se jette dans les aventures ; l'investisseur gonflant les bulles crypto; le milliardaire jouant le tout pour le tout — tous sont mus non par cupidité mais par l'impulsion existentielle de prolonger leur être à travers le capital.
«Le capital tremble et frémit tel une bête traquée, pressentant la menace de dévaluation, la tragédie de l'être et de la mort. Face à l'effondrement des marchés, l'investisseur n'éprouve pas qu'une perte financière — son moi vacille d'horreur à l'idée de s'évanouir avec son capital».
Berdiaev parlait de la crise spirituelle où l'homme devient esclave des choses. L'économie existentielle prolonge cette pensée : l'homme craint désormais non seulement pour sa vie corporelle mais pour la «vie» de son capital, s'étant identifié à lui.
Phénoménologie de la possession
Le capital n'est pas objet mais forme particulière de possession de la conscience. Tel les «fantômes» de Max Stirner, il s'empare de l'homme du dedans, devient idée obsédante. L'homme ne possède pas simplement le capital — le capital possède l'homme, organisant sa volonté et ses affects.
L'investisseur fortuné ayant atteint tous les sommets matériels se tourmente : «Si j'ai des centaines de millions, où est désormais le sens? Qui suis-je sans l'accroissement perpétuel de richesse?» La peur de disparaître comme figure significative le pousse aux gestes irrationnels — risques insensés, jeu contre le marché, tentatives de sentir la vie au bord du gouffre.
Tout l'horizon des vécus se contracte vers le capital: joie, peur, amour, estime de soi — tout se mesure en gains ou pertes. L'homme contemple le flux des cotations boursières et y voit le reflet de sa propre importance, s'efforçant désespérément de retenir ce reflet.
Le champ de forces du capital
L'économie existentielle emprunte la métaphore du champ à Kurt Lewin: le capital habite un espace de forces où les opportunités profitables sont charges positives, les menaces charges négatives. Mais ce champ se compose non seulement de facteurs économiques (taux, prix) mais d'états psychologiques (panique, euphorie) et d'institutions sociales (concurrence, régulation).
Panique et euphorie se propagent par vagues. Qu'un grand acteur vacille, et les petits, sentant la modification du champ, se précipitent à sa suite. Voilà la dynamique existentielle: manifestation dans l'économie des propriétés fondamentales de l'être — crainte de perdre et volonté de s'affirmer.
L'infrahumain comme architecte de la vérité existentielle
Entre en scène l'infrahumain — celui qui comprend la logique de la peur du capital plus profondément que les autres. Homme d'intelligence géniale à la conscience entièrement «désactivée», libéré des inhibiteurs moraux. Il joue avec calcul froid et audace créatrice, sans remords ni illusions.
L'infrahumain est l'antithèse de la victime. Jamais il ne criera «on m'a trompé!», même trompé. Pour lui, la catégorie «victime» n'existe pas — chacun choisit son risque. Son moi ne dépend ni de victoire ni de défaite — il s'enracine au-delà de la morale des résultats.
Le marquis de Sade décrivait de tels êtres: philosophes du vice ayant totalement rompu avec la morale, mais respectant l'esprit clair chez leur semblable. «Nous pourrions le sacrifier, mais un esprit si clair mérite de vivre». Ils se reconnaissent à l'absence de pose victimaire, à la liberté effrayante du regard.
Le crime idéal comme initiation existentielle
Le crime idéal au sens philosophique est l'acte qui force la victime à rencontrer son existence face à face. L'infrahumain orchestre l'événement qui retire toutes les protections familières — juridiques, sociales, psychologiques — et met à nu l'essence de l'homme devant l'abîme de l'être.
Imaginons un riche escroc habitué à l'invulnérabilité. On arrange sa rencontre avec les investisseurs floués — sans sécurité, sans possibilité d'appeler à l'aide. Pour la première fois, l'homme identifié au capital s'éprouve comme simple chair qu'on peut soumettre à tout. C'est l'instant de vérité existentielle.
Heidegger nommait cela Ergriffensein von der Angst — «être saisi par l'Angoisse». Tous les masques anciens sont arrachés. Ni calcul ni autojustifications morales ne sauvent. L'identité se déchire: il ignore qui il est maintenant qu'argent et statut sont perdus.
Après pareille épreuve, trois issues sont possibles :
- Psychose — la personnalité ne résiste pas, la psyché se désintègre.
- Reconnaissance de la défaite — le sujet acquiesce: «J'ai été surjoué, et c'est justice».
- Métamorphose — celui qui a traversé la peur devient lui-même infrahumain, gagnant la clarté froide.
Fondements philosophiques
L'économie existentielle synthétise plusieurs traditions :
- Berdiaev sur la crise spirituelle et l'esclavage aux choses
- Heidegger, Jaspers, Sartre sur l'effroi devant le néant
- Stirner sur les fantômes qui possèdent la conscience
- Fromm sur la réduction de l'être à l'avoir
- Sade sur les philosophes du vice et la liberté obscure
La nouveauté tient à ce que l'économie apparaît non comme système d'échange mais comme drame de l'existence où le capital est participant vivant avec ses propres peurs et pulsions.
Conclusion provocatrice
L'économie existentielle rend à l'économie la dimension de sens qu'elle néglige depuis Adam Smith. Elle dévoile l'envers des statistiques — passions humaines, peurs, espoirs derrière les courbes de rendement.
Le crime idéal se présente comme une sorte de psychothérapie par l'existence : le choc détruit l'ancienne personnalité et fournit le matériau d'une nouvelle, affranchie des faiblesses antérieures. Selon Nietzsche: ce qui ne tue pas rend plus fort — à la limite transformant la victime en nouveau prédateur.
«Le crime idéal sert de moment de vérité où l'économie rencontre l'existence sans médiation. L'argent ne décide plus rien ici, la loi se tait, seul reste l'homme nu devant l'abîme».
Cet essai prolonge mon élaboration philosophique de l’économie existentielle — une conception que je développe dans une série de textes consacrés à la peur du capital, à l’obsession de la possession et à la psychologie de l’investisseur.
Au fond de l’âme du marché contemporain se cache une angoisse existentielle — une peur originaire du néant, qui imprègne le comportement de l’argent et des hommes qui en sont possédés. Les économistes classiques ont dessiné la figure de l’homme rationnel et de l’investisseur froid, maximisant son profit, tandis que les économistes comportementaux ont catalogué les écarts à la rationalité: biais cognitifs, élans émotionnels, «ratés» du calcul.
L’économie existentielle, telle que je la conçois, est une troisième voie entre ces paradigmes. Elle affirme qu’au fondement même de l’activité économique ne se trouve pas une erreur de logique, mais une panique ontologique — le tremblement profond du capital devant le néant. Le financier qui se jette dans des aventures douteuses, l’investisseur qui gonfle obsessionnellement une bulle de cryptomonnaies, le milliardaire qui joue son va-tout — tous sont mus non seulement par la cupidité ou la sottise, mais par l’impulsion existentielle de prolonger leur être à travers le capital.
Le capital apparaît ici comme un acteur animé du drame — un quasi-sujet, vivant et souffrant. Ses oscillations illogiques ne s’expliquent pas par le calcul, mais par la peur de la mort. L’argent tremble et frémit comme une bête traquée, sentant la menace de la dévalorisation, la tragédie de l’être et sa disparition.
L’investisseur, face à l’effondrement du marché, ne vit pas seulement une perte financière — son «moi» est ébranlé par l’horreur de disparaître avec le capital. Il craint de mourir non seulement physiquement, mais socialement, de perdre son statut et son visage, de se transformer en néant. D’où cette fièvre à tout prix d’éviter la «fin» — gagner à n’importe quel coût, tromper le temps, s’acheter encore un jour de demain.
Ici, la rationalité est impuissante: l’angoisse ontologique s’immisce dans le cours des événements, rendant le comportement du joueur imprévisible, irrationnel seulement en apparence — en réalité soumis à la logique de la survie de l’être défiant le néant. Nicolas Berdiaev parlait d’une crise spirituelle où l’homme devient esclave des choses, perdant la primauté de l’esprit sur la matière. L’économie existentielle prolonge cette idée: l’homme du marché ne craint plus seulement pour la vie de son corps, mais aussi pour la «vie» de son capital, car il s’est identifié à lui.
«J’existe seulement parce que je possède» — tel est le thèse tacite de notre époque consumériste. Mais alors, la menace de perdre ses biens est vécue comme une menace de sa propre disparition. Les existentialistes (Heidegger, Jaspers, Sartre) ont décrit l’horreur devant le néant, l’angoisse qui déchire l’âme lorsqu’elle contemple l’abîme.
Aujourd’hui, cette angoisse affleure à travers les costumes d’affaires et les bulletins de la Bourse. Le capital tremble de peur devant la mort — et c’est par cette peur qu’il dicte aux hommes ses décisions insensées.
L’économie existentielle propose de regarder le capital phénoménologiquement — non pas comme un objet, mais comme une forme particulière d’obsession de la conscience. À l’instar du «fantôme» de Max Stirner, le capital s’empare de l’homme de l’intérieur, devient son idée fixe, l’esprit à travers lequel la personne éprouve son existence.
L’homme ne possède plus simplement le capital — c’est le capital qui possède l’homme, organisant sa volonté et ses sentiments autour de lui. L’argent devient le reflet en miroir de l’âme: peu importe ce qu’est le capital «en soi» — ce qui compte, c’est ce qu’il signifie pour son porteur, la manière dont il est vécu.
Imaginons un riche investisseur ayant atteint tous les sommets matériels concevables. On pourrait croire qu’il devrait être apaisé, mais il est tourmenté par une crise existentielle: «Si je possède des centaines de millions, quel est désormais le sens? Qui suis-je sans l’accroissement infini de la richesse?»
La peur de disparaître en tant que figure signifiante le pousse à des démarches irrationnelles. Il se met à prendre des risques insensés, à jouer contre le marché lui-même, comme s’il cherchait à sentir la vie au bord du gouffre.
L’approche phénoménologique permet d’affirmer: le capital n’est pas un chiffre mort sur un compte bancaire, mais une voix intérieure exigeant un accroissement éternel. Il a sa propre intention — une volonté d’autoconservation et de croissance — qu’il insuffle à son porteur.
L’homme, saisi par cette obsession, ne perçoit plus dans le monde que ce qui touche à l’argent. Tout l’horizon de ses expériences se contracte vers le capital: joie, peur, amour, estime de soi — tout se mesure en gains ou en pertes.
Dans un tel état, la vie se transforme en un jeu sans fin avec le spectre du néant. Le capital cesse d’être un instrument et devient un miroir: l’homme contemple le flux étincelant des cotations financières et y voit le reflet de sa propre importance.
Il s’efforce douloureusement de retenir ce reflet, de ne pas le laisser disparaître. C’est de l’idolâtrie, une réduction de l’être à la possession, comme l’a clairement exprimé Erich Fromm.
L’économie existentielle affirme sans détour: je ne suis personne, je suis le vide, puisque tout mon être est déposé dans les choses. Le capital, en tant qu’obsession, vide l’âme: à la place du «moi» vivant, il ne reste qu’une idole exigeant un culte.
Mais l’idole est capricieuse. Tantôt elle offre l’illusion de l’immortalité, tantôt elle menace d’effondrement. Le sujet possédé par le capital dort d’un sommeil léger et inquiet. La nuit, il est hanté par la volatilité des marchés, le jour, par le spectre de la faillite qui se tient derrière lui.
Une telle insécurité ontologique engendre les phénomènes économiques les plus étranges — investissements irrationnels, pyramides financières, pseudo-tokens insolites et quête sans fin de la solution des «gains rapides».
Le capital exige du mouvement, sinon il meurt — et avec lui meurt l’âme du capitaliste qui avait trouvé en lui son appui. Ainsi, le capital devient un dieu superstitieux, réclamant des sacrifices et une activité permanente, sous peine de condamner son adorateur à une exécution existentielle — le sentiment de sa propre insignifiance.
Pour décrire les oscillations complexes du capital possédé, l’économie existentielle recourt en partie à la métaphore du champ (Kurt Lewin). En généralisant l’idée du champ, on peut imaginer un «espace vital du capital». Ici, les opportunités lucratives apparaissent comme des charges positives, attirant le capital vers la croissance, tandis que les menaces agissent comme des charges négatives, le poussant à l’évitement.
Le capital vit dans un champ de forces formé à la fois par des facteurs économiques (taux, prix, impôts), par des états psychologiques (humeurs du marché, paniques, euphorie) et par des institutions sociales (concurrence, régulation, normes). Dans ce champ, le capital semble tendre vers son but — l’auto-croissance infinie — tout en esquivant la «mort», c’est-à-dire la dévalorisation et la perte.
Bien sûr, ce modèle est en grande partie métaphorique. En réalité, les économistes tentent de calculer de telles interactions à l’aide d’équations — on parle bien de «forces du marché», de «pression de la concurrence», et l’on utilise même des modèles gravitationnels pour les flux commerciaux.
Mais mon économie existentielle sort volontairement du cadre de la mathématique sèche, en proposant un regard philosophique. Le champ du capital est une image unifiée où se tissent ensemble chiffres et passions.
On y trouve à la fois la peur de la faillite, l’espérance du succès, les contraintes normatives et les rumeurs irrationnelles. Tous les composants sont interdépendants: l’humeur de la foule des investisseurs peut faire chuter les graphiques aussi sûrement qu’un déficit réel de la balance; et une nouvelle régulation peut refroidir une croissance fiévreuse en invoquant l’éthique ou la menace de sanction.
L’économie existentielle voit dans le processus du marché une trame unique de l’être, où les émotions humaines et les institutions sont indissociables du mouvement du capital.
Il est particulièrement important de rappeler que le capital est toujours tissé dans les relations humaines. Il n’existe pas par lui-même — il est possédé, investi, et suscite rivalités comme coopérations entre les hommes. C’est pourquoi, à proprement parler, il faudrait parler non pas du champ du capital lui-même, mais du champ autour du capital — un espace socio-psychologique où s’entrecroisent les intérêts, les peurs et les espoirs de multiples sujets.
Au sein d’une entreprise, par exemple, le budget est réparti entre les départements — c’est aussi un champ: les projets et les factions tirent la couverture à eux, et le capital s’écoule là où la force d’influence l’emporte.
Sur le marché, les investisseurs forment un champ collectif d’humeurs: la panique et l’euphorie se propagent comme des vagues, entraînant de nouveaux participants. Qu’un grand acteur chancelle, et les petits, percevant le changement du champ, se précipitent à sa suite.
Ainsi se réalise «l’effet de foule», lorsque peurs et désirs s’exacerbent mutuellement, formant un seul élan. Ces phénomènes ne sont rien d’autre qu’une dynamique existentielle: la manifestation, dans l’économie, des propriétés fondamentales de l’être humain — la crainte de perdre et la volonté de s’affirmer.
La «métaphore du champ» souligne que le comportement du capital ne naît pas dans le vide, que sa trajectoire est le résultat d’une multitude de vecteurs en interaction. Au lieu d’une causalité linéaire, apparaît un dessin complexe de forces qui s’équilibrent mutuellement. Cela rappelle aussi le drame ontologique de la personne: car l’homme, lui aussi, est écartelé entre des élans contradictoires, tout en essayant de préserver son unité.
L’économie existentielle humanise ainsi le capital, redonnant à l’analyse économique une dimension perdue — celle des significations, des émotions, du drame authentique de l’existence. Ici, le capital n’est pas une abstraction, mais un héros de récit, plein de peur, d’espérance et de désir de survivre.
Et c’est précisément à ce moment-là, mû par sa propre motivation profonde, percevant la peur du capital et son élan affaibli vers la prudence, qu’entre en scène un personnage particulier — l’infrahumain, mystérieux super-joueur qui comprend cette logique plus intimement que les autres et sait l’utiliser à son avantage.
L’infrahumain, phénomène auquel j’ai consacré de nombreux essais, est, rappelons-le, un homme (ou un groupe) doté d’un esprit génial et d’une conscience entièrement «désactivée». Alors que tous les autres sont des girouettes éthiques, dont la morale tourne au gré du vent du succès ou de l’échec, l’infrahumain s’est, par principe, libéré des verrous moraux.
Il joue sur le champ de l’économie avec un calcul froid et une audace créatrice, sans éprouver ni regrets ni illusions. Ce n’est pas un amoraliste banal — c’est plutôt une forme particulière de symétrie intérieure, où la raison n’est plus entravée par aucun tabou et peut calculer les coups au niveau le plus profond.
Imaginez un jeu où tous les participants aspirent à la victoire, mais où, en cas d’échec, ils s’empressent de se proclamer «victimes de l’injustice». Nous voyons cela partout: l’investisseur ruiné accuse le marché, l’escroc trompé par un escroc plus habile se transforme soudain en «simple investisseur» qui se plaint de l’iniquité.
Cette posture victimaire est l’essence même du relativisme moral: tant que la chance sourit, je suis un héros; dès que je perds, je suis une innocente victime, et le monde m’a mal traité. C’est un masque commode qui permet de sauver la face et l’estime de soi.
Mais l’infrahumain ne joue pas à ces jeux-là. Pour lui, la catégorie de «victime» n’existe tout simplement pas: chacun choisit d’entrer dans le risque, et s’il perd, il accepte son destin sans plaintes.
L’infrahumain n’a pas besoin de justifications, la défaite pour lui n’est qu’une partie d’un grand dessein, une leçon ou un échelon, mais jamais un motif pour s’arracher les cheveux. Son «moi» ne dépend ni de la victoire ni de l’échec — il est enraciné hors de la morale des résultats.
L’infrahumain est l’antipode de la victime. Il ne criera jamais «on m’a trompé!», même en étant trompé. Il encaissera le coup en silence, en tirera des conclusions et s’élèvera au-dessus de la situation, ou bien se retirera discrètement, préservant son intégrité.
Dans l’histoire des idées, ce type a été le plus vivement décrit chez le marquis de Sade. Dans ses sombres romans philosophiques, les plus cruels scélérats sont des philosophes du vice, ayant rompu totalement avec la morale.
Ils sont cruels, mais… respectueux entre eux: un scélérat n’attaquera pas un scélérat égal à lui-même, reconnaissant en lui une intelligence aussi claire. Dans Justine et Juliette, de Sade écrivait ouvertement: «Nous aurions pu le sacrifier, mais un esprit si lucide mérite de vivre.»
Les scélérats respectent leurs semblables, car ils voient en eux la liberté de l’esprit — cette liberté sombre qui dépasse le bien et le mal. Mais qu’un seul d’entre eux manifeste de la faiblesse — attachement, confiance, amour — et aussitôt il devient une proie: «lorsqu’un philosophe retombe dans la morale, il n’est déjà plus un philosophe, mais une victime en devenir.»
Cette remarque de Sade fait écho à la nature de l’infrahumain: celui qui laisse apparaître le nerf de la conscience ou une dépendance à autrui cesse d’être intouchable et peut être détruit.
L’infrahumain est un ingénieur de l’être, il conçoit des situations qui mettent les autres à nu face à leur propre existence. En ce sens, l’infrahumain est l’agent central de «l’ingénierie existentielle»: la construction intentionnelle d’événements où se révèlent les vérités profondes sur l’homme.
Les infrahumains se reconnaissent entre eux à leur signature — à l’absence de posture victimaire, à cette liberté inquiétante dans le regard. Face à un égal, l’infrahumain préférera se retirer dans l’ombre ou agir par procuration, jamais de manière frontale.
Entre eux, il n’y a ni haine personnelle ni moteur émotionnel — et sans cela, l’affrontement perd son sens, se réduisant à une simple collision d’algorithmes. Dans la symbolique cinématographique, on peut rapprocher cela de l’affrontement des machines dans Terminator: le T-800 contre le T-1000 — un conflit de stratégies pures, sans émotions, où l’emporte l’architecture la plus accomplie, et non la «personnalité».
L’image de l’infrahumain est, en somme, celle d’un criminel idéal d’ordre philosophique. Non pas un scélérat mû par la cupidité ou le sadisme, mais un joueur qui a saisi la mécanique existentielle. Il voit que la plupart des hommes se dupent eux-mêmes, se cachant derrière la morale et la loi tant que les affaires vont bien, pour aussitôt laisser tomber ce masque à la première catastrophe.
Il comprend que le système de garde de l’ordre capitaliste repose sur la prévisibilité de l’homme moyen — celui-là même qui craint la punition, qui a besoin de justifications et qui, pour cette raison, est vulnérable à l’intimidation.
L’infrahumain, lui, n’a pas peur d’avoir tort — car pour lui la morale n’est pas un critère. Il est intelligent — et donc presque insaisissable, puisqu’il pense un pas en avance sur l’État ou sur ses concurrents, enchaînés aux règles. Il sent avec acuité ce que le capital redoute, où se trouve son talon d’Achille. Et c’est précisément là qu’il frappe.
Au cœur de l’économie existentielle surgit alors une figure paradoxale — le crime parfait. Mais il ne s’agit pas simplement d’un vol ou d’une escroquerie exécutés à la perfection. Dans le sens philosophique, le crime parfait est un acte qui force la victime à se confronter face à face avec sa propre existence.
L’infrahumain organise pour le capital possédé un événement qui lui ôte soudain toutes ses protections habituelles — juridiques, sociales, psychologiques — et met son essence à nu devant l’abîme de l’être.
Imaginons un riche escroc, ayant amassé une fortune en trompant des centaines de personnes. Il a l’habitude de se sentir invulnérable: l’argent lui procure pouvoir, relations, gardes du corps — tout un cocon protégeant son «moi». Mais vient le moment, orchestré par quelqu’un de plus astucieux: l’escroc est confronté aux investisseurs floués.
Il n’a personne à appeler à l’aide, la protection a disparu, prévenir la police signifierait courir le risque d’une arrestation immédiate. On le place devant le fait accompli: tout son argent et ses réseaux sont désormais impuissants. Peut-être sera-t-il livré aux autorités. Peut-être fera-t-il face à une justice expéditive. Pour la première fois, l’homme identifié à son capital se découvre simple corps, matière dont on peut faire ce que l’on veut. C’est le moment de vérité existentielle.
Il vit la catastrophe de son existence: son récit de vie — «je contrôle toujours la situation» — s’est effondré. Son statut de «maître du jeu» est annulé — il n’est plus qu’une pièce sur l’échiquier d’autrui. Et c’est une terreur primitive qui l’envahit: non pas la peur de la mort physique, mais celle de disparaître comme personne, de perdre son visage, de devenir une chose.
Heidegger appelait un tel état Ergriffensein von der Angst — «être saisi par l’angoisse». Le protagoniste de notre scène est saisi par l’angoisse: il n’a plus de nom, plus de pouvoir, il n’est plus qu’un objet de la volonté d’autrui.
C’est un état-limite: tous les masques anciens sont arrachés. Ni le calcul (l’esprit rationnel est hors tension — impossible de prévoir, impossible de corrompre), ni les autojustifications morales (le rôle de la «victime» ne fonctionne pas — il n’y a personne à qui se plaindre) ne peuvent le sauver.
Son identité se déchire: il ne sait plus qui il est désormais, quand l’argent, le statut et le jeu sont perdus. Le capital pour lequel il vivait perd à cet instant tout son sens — il est impossible de l’échanger contre la liberté, c’est l’autre qui dicte les règles.
C’est là la rencontre idéale avec son propre être. L’homme ne voit plus dans le miroir le «moi» triomphant et habituel, mais une créature tremblante, absolument dépendante, démasquée. Tous les auto-illusions se déploient: resurgissent, tels des spectres, tous les crimes et tous les mensonges qu’il avait commis — puisqu’il n’est plus possible de les refouler. Ressurgissent les peurs enfouies: peur de la douleur, de la prison, de la rétribution, jadis étouffées par le luxe et le pouvoir.
À présent, elles jubilent autour de lui en chœur. Devant lui se dresse une volonté étrangère, intransigeante, à qui importe peu ce qu’il fut dans la société. Ce n’est ni un procès ni une transaction — c’est une sentence de l’être, où toutes les mesures du succès sont réduites à néant.
D’un point de vue philosophique, le crime parfait se transforme en une sorte de rituel d’initiation. Chaque «victime» (et nous mettons ce mot entre guillemets, car du point de vue de l’existence elle n’est pas victime mais participante à la rencontre) passe par le feu purificateur de l’angoisse et reçoit, en vérité, une chance de renaître.
Après une telle épreuve, trois issues sont possibles (à l’image des trois jours de l’âme):
1. Psychose — la personnalité ne supporte pas la confrontation, il se produit une désintégration de la psyché. L’horreur sans masques est chose difficile; un «moi» fragile peut simplement sombrer dans la folie, se briser, incapable d’accepter sa propre nullité.
2. Reconnaissance de la défaite — le sujet consent intérieurement: «Oui, j’ai été surpassé, et c’est juste». Il se consume, mais sans plainte, en reconnaissant la supériorité de l’autre. Il y a même là une noblesse: un tel homme, après le choc, peut en sortir avec une nouvelle humilité et une conscience accrue de ses limites.
3. Transformation — la variante la plus intéressante: le sujet ayant traversé la peur devient lui-même infrahumain. Ayant fait l’expérience de la dépendance absolue, ayant vécu la mort de son ancien ego, il renaît sans illusions ni crainte. Comme l’acier trempé qui a passé par le feu, il acquiert cette froide clarté propre à l’infra-personnalité. C’est là une sorte de psychothérapie par l’existence: le choc a détruit l’ancienne personnalité et fourni la matière pour une nouvelle, libérée des faiblesses passées.
Cela rejoint presque Nietzsche: ce qui ne tue pas rend plus fort — au point, à la limite, de transformer la victime en nouveau prédateur. Le crime parfait assume ainsi le rôle de maître existentiel. Il met à nu la vérité de l’homme, arrache les enveloppes illusoires.
Là réside un sens profond, quoique effrayant: le crime parfait devient un moment de vérité, lorsque l’économie rencontre directement l’existence. L’argent n’y décide plus de rien, la loi se tait, il ne reste que l’homme nu face à l’abîme.
Dans cet essai, nous avons tracé une ligne de réflexion complexe, tragique et en même temps purificatrice: de l’angoisse du capital au crime parfait, de l’obsession de la possession à la possibilité de la libération. L’économie existentielle s’est présentée à nous non pas simplement comme une théorie du marché, mais comme une philosophie de l’être humain dans un monde de domination totale des rapports économiques. Elle nous a révélé l’envers des statistiques — les passions, les peurs, les espérances humaines qui se cachent derrière les courbes de rentabilité.
Là réside sa force et sa profondeur: elle peut rendre à l’économie la dimension du sens et de la morale qu’elle a peut-être perdue depuis Adam Smith et sa «théorie des sentiments moraux». Car l’économie est une création des hommes, et les hommes sont des êtres existentiels, en quête de sens jusque dans la poursuite du profit. L’ignorer, c’est ne comprendre ni l’homme, ni le capital jusqu’au bout.